La Bohême, ça ne veut plus rien dire du tout...
Il y eut une époque où le cinéma était fait de beaux et grands sentiments, de grandes et belles idées sublimées par de grands et beaux acteurs. Une époque où le cinéma avait un peu plus d’estime pour lui-même et où, si tous les réalisateurs ne se considéraient pas comme des artistes, du moins tentaient-ils d’être des pionniers fiers d’appartenir à un monde où tout était encore à faire et à défricher. Chaque pays avait son âge d’or, plus ou moins réussit, mais toujours avec, visible sur la pellicule, l’amour pour un art nouveau-né. La Strada est un film d’amour, un joyau ciselé par un orfèvre qui respectait aussi bien son art que les cinéphiles.
L’histoire d’amour est belle et tragique entre Zampano et Gelsomina, entre ce saltimbanque et la jeune fille qu’il achète et dont il veut faire son assistante. Entre ce colosse rustre et brutal et la jeune naïve et réservée, entre cet homme associable et frustre qui se défend d’exprimer un autre sentiment que la colère et cette jeune fille douce qui aurait encore tant besoin de l’amour d’une mère. Tout deux vont parcourir l’Italie dans le triporteur de Zampano, sorte de camping-car sur un châssis de motocyclette et nouer peu à peu le début d’un semblant de relation. La tâche est difficile car Zampano est trop dur pour une Gelsomina trop tendre. Leurs caractères ne se contentent pas d’être opposés mais sont, indépendamment l’un de l’autre, tout à fait excessifs. Ils se parlent mais ne se comprennent pas, elle ne peut admettre qu’on puisse être aussi dur, il ne comprend pas qu’on puisse être aussi niaise. Quelques éclaircies viennent éclairer leur relation, quand ils commencent à maitriser leurs numéros à deux devant le public des villages qu’ils traversent, on sent un début de plaisir à jouer ensemble. Mais leur vie reste de bohême et des plus précaires, jusqu’au jour où leurs routes finissent par se séparer pour mener à une inexorable fin, tragique et cruelle jusqu’aux larmes. Là apparaitront les premiers sentiments de Zampano, l’armure se brisera pour la première fois, trop tard, et apparaitra l’être humain derrière l’homme de force.
Ce film est dédié à la grandeur de l’âme humaine à laquelle semble plus que tout croire Federico Fellini, à la beauté et à la bonté qui semblent se dissimuler chez les hommes les plus durs. Tout son film est dédié à cela, on le sait dès le générique quand apparait l’illustre nom de Nino Rota, compositeur à la musique tellement lyrique et pleine de sentiments, qu’on vibre autant en écoutant qu’en voyant le film. Mais c’est presque à deux seuls acteurs que se résume La Strada, à Anthony Quinn, légendaire monstre sacré au faciès incroyable et à la carrure intimidante. Cet homme était un géant, un visage dur et buriné, une mâchoire massive et carnassière, il est presque incroyable alors que son jeu a été aussi varié de film en film, jusqu’à l’expression des sentiments humains les plus doux et des expressions les complexes. Certes il avait des racines latines par sa mère, mais le voir jouer avec une telle perfection le latin dans tout son machisme touche au sublime.
Giulietta Masina c’est autre chose, son jeu est probablement conforme aux désirs de Fellini mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est troublante. Il y a quelques certitudes, celle d’abord que son jeu est issu du cinéma muet, très expressive de visage elle fascine en un simple regard qui vous transperce. Elle fait penser à un « Charlot » au féminin, un personnage mi-clownesque mi-lunaire qui dissimulerait derrière le masque de la naïveté l’expression d’une personnalité riche et profonde. Finalement, elle se rapproche en ça de Zampano, par cette volonté de dissimuler, mais d’une autre manière, sa personnalité véritable. Tout deux ont cette capacité à se dissimuler pour, croient-ils, moins s’exposer, au point d’en être incapables d’exprimer ce qu’ils ressentent l’un pour l’autre. Une histoire d’amour gâché de plus, triste et frustrant à la fois…
Vous l’aurez compris ce film est d’une beauté narrative rare, un grand élan vers la grandeur des sentiments, vers les sommets de ce qui fait la beauté de l’homme. C’est l’expression de ce qui nous sort de l’animalité, cette capacité à sortir des besoins primaires pour aller vers l’autre juste pour le bien qu’on peut lui faire. C’est à cela que tentent de s’attacher Zampano et Gelsomina, s’apprendre l’un l’autre, tomber ce masque pour se montrer, enfin, et découvrir l’autre que jusque-là on ne faisait que deviner, enfin. Le cinéma réaliste italien fait souvent peur, par excès de réalisme justement, parce-qu’on ne sort pas toujours d’un quotidien, crasseux et nauséabond et que jusqu’ici le septième art ne semblait destiné qu’à faire rêver. Mais s’il est vrai qu’ici on ne se prend pas à rêver, du moins aura-t-on pris le temps de s’enthousiasmer pour la douleur du sentiment amoureux sentiment, par excellence, de l’incompréhension…