Le cinéma russe a été connu pour, dès ses premières années, avoir cherché à aller plus loin que ce qui existait déjà. Les Eisenstein et les Vertov, entre autres, avaient élaboré leurs propres théories sur le sujet. Autant que le cinéma est issu d’un procédé mécanique, c’est aussi un art à même de faire appel à nos émotions et à nos perceptions du monde. C’est ce que des cinéastes tels que Tarkovski, Bresson, Kurosawa ou encore Mizoguchi ont étudié et véhiculé toute leur vie. Il est d’ailleurs intéressant, à ce sujet, de voir Tarkovski citer Alexandre Dovjenko comme une influence, un de ceux qui a réussi à faire du « cinéma poétique » avec, notamment, La Terre.
Alexandre Dovjenko est un cinéaste déjà connu à cette époque où une nouvelle décennie s’ouvre, où le cinéma muet quitte le présent pour s’évanouir dans le passé, à quelques exceptions près, dont fait partie La Terre. Beaucoup de films de la fin du muet préfiguraient déjà les principaux mouvements du début du parlant, et La Terre en fait partie, bien que son rayonnement soit encore plus large et irrigue l’histoire du cinéma toute entière. Comme tout film, La Terre raconte une histoire, celle de la fin des koulaks, riches propriétaires terriens, et l’arrivée de la mécanisation, nouvelle opportunité pour des paysans plus modestes de prospérer. Le message social et sa dimension politique, en pleine ascension du communisme soviétique, est tout à fait visible, avec cette lutte des classes et ce changement d’époque, mais il ne vire jamais à la propagande belliqueuse ni au pamphlet.
En effet, le film de Dovjenko ne doit pas simplement être regardé pour son histoire. Il ne s’agit pas simplement de voir un début, des événements, et une fin, puis de quitter le film. L’histoire du film n’est qu’un élément d’un ensemble bien plus vaste, et le film de Dovjenko a surtout pour vocation de faire ressentir les choses via l’omniprésence d’une nature superbement filmée. Le vent dans les champs, les rayons de lune à travers les nuages dans la nuit, ces amoncellements de pommes, le ruissellement de la pluie sur les fruits, la vie, la mort, la terre, le ciel, l’eau… C’est toute la beauté de la nature qui s’exprime ici. Les images capturent des instants fugaces et créent chez le spectateur des sensations particulières grâce à leur composition et à leur authenticité qui leur permettent d’établir cette communication si particulière avec le spectateur.
En voyant le film sous cet angle, son histoire prend alors une autre dimension. L’histoire sur les koulaks et les moujiks cherche à capturer un moment d’histoire, mais aussi à créer un contraste entre le grouillement des humains et l’aspect frénétique et éphémère de leur vie, face à l’immuabilité et la pérennité de la nature. Là où les plans montrant la nature sont souvent fixes, s’enchaînant avec des fondus donnant une légère sensation de lenteur, les plans de foules et de groupes consistent généralement en une succession rapide de gros plans, généralement en contre-plongée, comme le faisaient souvent les cinéastes soviétiques à l’époque. Dovjenko parvient à montrer l’urgence d’une situation où des bouleversements interviennent de façon brutale, où l’humanité s’apprête à changer, mais où la nature demeure immense, inflexible, belle et mystérieuse. Le titre du film, La Terre, va en ce sens en mettant en avant ce qui est, en somme, l’élément principal du film, celui d’où l’on provient et celui où l’on retourne.
Dovjenko raconte certes une histoire, mais il parvient surtout à faire ressentir, à créer des émotions et des sensations chez le spectateur, à travers les images et ses choix de plans et de lumières, comme le cherchèrent plus tard Bresson et Tarkovski. Avec La Terre, il parvient à donner vie à une sorte de manifeste du cinéma poétique, où la caméra est au service d’un message personnel plus que d’une histoire. La caméra capture des moments parlants pour le cinéaste, pour qu’ils puissent parler au spectateur. C’est pour le cinéma soviétique le crépuscule d’une époque, mais la formidable ouverture vers de nouvelles perspectives permettant de donner au cinéma une nouvelle dimension.