La terre éphémère, c’est avant tout un postulat, un concept, une promesse de départ au potentiel fabuleux. Au gré des courants et des climats se forment de petits îlots de terre le long du fleuve Inguri. Tels des aventuriers en pleine conquête, les populations locales guettent l’apparition de ces espaces fertiles, dans l’espoir d’y cultiver des céréales pour nourrir leur famille. Elles restent pourtant tributaires d’une nature qui, à tout moment, peut reprendre ce qu’elle a donné. À ce titre, il y a quelque chose de très fort (d’un peu démonstratif et pas exempt de facilité, diront les plus sceptiques) dans cette manière de scruter avec attention la lente et laborieuse construction d’un quotidien, d’une ressource, pour mieux en appuyer la dimension dérisoire dans ses toutes dernières minutes.

George Ovashvili s’attache à dépeindre l’appropriation d’un espace naturel, sa domestication, avant tout comme un travail du temps, une série de gestes expérimentés, transmis de génération en génération (l’épilogue atteste de cette dimension cyclique : les hommes passent, mais leurs traditions demeurent). Les personnages principaux, un vieillard et sa petite fille, répètent un mode de vie ancestral, selon une perspective fondamentalement anhistorique : ils évoluent sans cesse dans l’ombre du monde, en parallèle de celui-ci, déconnectés de ses enjeux sociaux et politiques, alors même qu’ils résident dans une zone instable (le fleuve marque la frontière entre Géorgiens et Abkhazes, deux peuples en conflit). Quand le vieillard recueille un soldat blessé, ce n’est pas un uniforme qu’il soigne, mais un être humain. Ainsi, cette vie rude et monotone est-elle scandée d’instants de tension liés aux passages de patrouilles qui évoluent le long du fleuve.

Le cœur du film, sa véritable force, réside dans la manière dont ses thématiques sont annexées à la question toute cinématographique du regard. Dans cette optique, l’îlot qui sert de cadre à l’histoire constitue un motif privilégié, d’une richesse théorique inouïe. Au départ simple bande de terre, c’est un espace transparent, qui donne à voir autant qu’il met à la merci d’un hypothétique regard extérieur. Cette dialectique prend corps chez deux protagonistes, la jeune fille et le fuyard, qui partagent la même hantise : comment se dérober au regard de l’autre ? C’est par la jeune fille que se développe cette tension électrique, faite d’attirance et de répulsion, de crainte et de curiosité, avec, en ligne de mire, une belle réflexion : l’adolescence, mue du corps et de l’esprit qui s’ouvrent au désir, n’est finalement qu’une histoire de l’œil, d’yeux qui (se) dérobent, s’aimantent ou se fuient. Ainsi, le travail de la terre est-il raccordé à ces subtiles interrogations : l’espace domestiqué se transforme progressivement en lieu de dissimulation, en poste d’observation, puisque l’on peut y voir sans être vu.

Si La terre éphémère évoque en un lointain écho L’île nue (Kaneto Shindo, 1961), elle en constitue une variation moins radicale, plus encline aux compromis. Plusieurs éléments menacent en effet sa belle ligne claire : une certaine joliesse de mise en scène (pourquoi tous ses mouvements de caméra ?), une musique parfois trop présente (comme s’il fallait pallier au manque de dialogues pour ne pas susciter l’ennui), ou une interprétation pas toujours à la hauteur. On pourrait également regretter qu’Ovashvili reste parfois un peu en surface des choses, ou qu’il ne prenne paradoxalement pas davantage le temps, particulièrement pour dépeindre les relations qui se nouent au sein du trio formé avec le soldat convalescent. Mais qu’importe, l’essentiel est là: La terre éphémère est un objet attachant, forgé à même la puissance des éléments, qui donne à ressentir les choses dans leur fugacité et leur opacité essentielles.
CableHogue
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le 26 déc. 2014

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