Premier regard cinématographique sur l'événement, La Terre outragée revient sur l'incident nucléaire d'avril 1986, à coups de variations scéniques sur les acteurs et les spectateurs de la catastrophe que tout le monde aurait préféré éviter. Le film, dont la caméra ne fixe jamais le réacteur sinon sous sarcophage dix ans plus tard, est fissuré par une brèche de dix ans entre l'évacuation, et le réinvestissement touristique de l'espace irradié.

La mère d'Anya suggère le message des premiers plans : « le pire se passe sans bruit » : aux origines du drame, la radioactivité invisible les contamine tous mais laisse tout le monde dans une impuissance généralisée, et l'ingénieur, un des seuls au courant, et qui ne peut en parler, se jette dehors, éperdu, tentant d'en sauver quelques uns de la pluie radioactive.

Pétrifiée dans sa radioactivité, Pripiat est, après dix ans, une cité figée dans le temps : les bâtiments abandonnés, les rues évidées, la grande roue encastrée sur place, tout est plongé dans un silence atomique, et la pénétration suppose un laisser-passer implacable, rappelant, à très gros relents, la « zone » du Stalker de Tarkovski. On pourrait presque opérer, d'ailleurs, une lecture tarkovskienne du film, tant les références frappent : l'arbre que plante le gamin, dans les scènes encore paisibles, évoque l'ouverture de Sacrifice.

Anya, dont on apprend peu de temps après la catastrophe que le mari est devenu radiogénique, constitue, après coup, le noyau dur de l'intrigue. La fuite radioactive a détruit son amour, puis frictionné ses attaches : elle est sentimentalement écartelée, dix ans plus tard, entre l'homme qui incarne le changement définitif et l'autre, qui implique l'ancrage irrémédiable à la vie enracinée sur place, à Pripiat, où quelques insubmersibles sont restés : ceux qui persistent à vivre enchaînés à leur passé.

Conjointement à cela, un bulldozer émotionnel passe dans la brèche temporelle. Le coup d'accélérateur conduit à un moment bien particulier, et très prolongé — qui dure une heure à la louche, où les temps auxquels on s'est accrochés sont révolus, et en grand sensible que je suis, entre deux montées lacrymales qui me titillent, je subis le sentiment du changement impossible mais obligé, les bouleversements de personnalités, et tout ce qui rappelle de manière insupportable que les habitudes du passé sont définitivement abolies — jusqu'à la perte de cheveux d'Anya.


La Terre outragée apporte, quoiqu'on en dise, un angle symbolique et ne se contente pas de narrer l'histoire d'un drame à plaie ouverte : il la met en scène, et fixe le délitement des sentiments, des corps, du passé. Et personne ne tient, en fin de compte, à se débarasser de son souvenir. Tchernobyl constitue un poids irrémédiable pour tout le monde.
About
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 18 avr. 2012

Critique lue 794 fois

10 j'aime

2 commentaires

About

Écrit par

Critique lue 794 fois

10
2

D'autres avis sur La Terre outragée

La Terre outragée
About
8

Les larmes de Tchernobyl

Premier regard cinématographique sur l'événement, La Terre outragée revient sur l'incident nucléaire d'avril 1986, à coups de variations scéniques sur les acteurs et les spectateurs de la catastrophe...

le 18 avr. 2012

10 j'aime

2

La Terre outragée
PatrickBraganti
6

Critique de La Terre outragée par Patrick Braganti

Cela peut paraitre surprenant que, un quart de siècle après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le cinéma autre que documentaire ne se soit pas emparé de cet extraordinaire événement pour en...

le 31 mars 2012

9 j'aime

2

La Terre outragée
Woopo
7

Critique de La Terre outragée par Woopo

J'étais à l'école maternelle quand la catastrophe de Tchernobyl a eu lieu, difficile pour moi d'avoir des souvenirs concrets de l'évènement, à part des discutions politiques houleuses à tables...

le 6 avr. 2012

8 j'aime

1

Du même critique

Demande à la poussière
About
8

Critique de Demande à la poussière par About

Fantasmer sur ses perspectives d'écrivain, c'est l'apanage de tous les scribouillards. Mais personne ne le fait comme Fante. « Arturo Bandini, romancier. Gagne largement sa vie en écrivant des...

le 7 juil. 2012

41 j'aime

8

L'Insoutenable Légèreté de l'être
About
5

Critique de L'Insoutenable Légèreté de l'être par About

Rien de très abstrus dans l'Insoutenable légèreté de l'être, juste des dynamiques desquelles il faut bien revoir la pertinence à la baisse. Pour récapituler le procédé, deux plateaux d'une balance...

le 19 avr. 2012

31 j'aime

8

Tandis que j'agonise
About
9

Critique de Tandis que j'agonise par About

Quand je lis Faulkner, je sais pourquoi j'aime la littérature. Il y a ce quelque chose d'impeccable qui agrippe l'oeil et les petites cellules nerveuses. Épique, poétique, rythmé à la perfection dans...

le 11 mars 2012

23 j'aime