DEUX HUMANITES QUI SE CÔTOIENT ET RESTENT INCOMPATIBLES

C'est marrant comme, depuis que je suis gamin, j'ai invariablement l'impression d'avoir vu un autre film, d'avoir lu un autre livre que la masse des moutons bêlants. C'est le cas avec la Traversée de Paris. Je me suis cogné une chiée de critiques de tous niveaux, notamment via Google Books, pour voir ce qu'on disait de ce film. C'est consternant de conformisme (et je ne parle pas des 80% de gogols qui, sur ce site de merde, n'ont rien trouvé de mieux que d'intituler leurs comptes-rendus d'analphabètes... "Salauds de Pauvres": huit "critiques" sur dix, si, si! - c'est vous dire le niveau). Enfin, bref, un jour quelqu'un a donné son avis, qui était con, et depuis, la foule se contente de radoter l'avis con. Mais, finalement, cela nous renvoie justement à la morale du film de Claude Autant-Lara, dont j'ai constaté qu'il était assez loin, au point de vue moral, du livre de Marcel Aymé (en fait, la morale de la nouvelle est totalement différente, voire carrément contradictoire avec celle du film, puisque Martin y est présenté comme un prolétaire honorable par contraste avec le répugnant "bobo" Grandgil).


Je m'arrêterai sur deux éléments qui m'ont particulièrement frappé.


Le premier, c'est le fameux "salauds de pauvres". On a dit, écrit, répété, que c'était de l'ironie (!), ou pour rendre Gabin moins sympathique que Bourvil (!!), etc. Non. Pas du tout. Le personnage pense "SALAUDS DE PAUVRES"! Autant-Lara pense "SALAUDS DE PAUVRES" et j'en pense autant: SALAUDS DE PAUVRES! Fils de putes de pauvres, va. Mais "salauds" est plus approprié, car depuis Sartre, il a une acception sociale bien définie: le salaud, c'est l'ordure ordinaire qui au lieu de lutter contre l'injustice cherche à l'exploiter à son profit, et plus le salaud est pauvre, plus c'est minable et sordide. Pourquoi "salauds de pauvres"? Parce que les pauvres sont la majorité, parce que les pauvres sont en masse beaucoup plus forts que les riches qui les oppriment, qui s'engraissent par la collaboration économique avec les nazis, ces riches qui festoient avec Oberg sous les lambris Louis-XV de leurs hôtels particuliers de l'avenue Foch et qui les obligent à vivre dans le noir en cachette. S'ils s'unissaient pour défendre leur dignité humaine et leurs droits - allez, on peut rêver: leur "honneur"! - au lieu de se saouler derrière leurs volets fermés pour oublier leur situation, si les opprimés se dressaient contre l'oppresseur... Mais NON! Les salauds de pauvres, au lieu de s'unir pour tourner vers les bourgeois leur violence légitime, se vendent entre voisins à la Kommandantur et réduisent en esclavage les petites juives misérables dont l'Occupation a fait des êtres vulnérables et sans défense, qu'ils "cachent" pour pouvoir les exploiter impunément sans frein. Salauds de pauvres, va. Ordures de pauvres. Les bourgeois, eux, au moins, sont solidaires.

Grandgil, l'artiste peintre joué par Gabin, n'est cynique que parce qu'au fond il est idéaliste. Contrairement aux salauds qu'il rencontre pendant sa traversée nocturne du Paris occupé, il a une conscience morale et souffre de ce dont il est le témoin. Il ne souffre pas comme une midinette sentimentale, la main sur le coeur et en pleurant comme une urne. Il souffre comme un homme, un vrai: en hurlant, en injuriant, en cognant. A côté de Grandgil, Marcel Martin, chauffeur de taxi au chômage, est une petite merde minable sans caractère et sans morale, sans sentiments profonds, le Français moyen, qui magouille salement, fait son petit marché noir sordide avec les profiteurs de guerre du bas de l'échelle, cherche à "s'en tirer" égoïstement au lieu de se tirer ou de tirer.


Le second élément découle de cette observation; c'est, tout simplement, la morale du film. Grandgil a vécu cette nuit de traversée intensément, il a souffert de ce dont il était le témoin, et il a été traumatisé que Martin soit déporté. La scène poignante où il court derrière le camion en hurlant: "Martin!" dévoile le fond du personnage. Il va porter le poids de la déportation de l'autre, la culpabilité de ne pas avoir été déporté avec lui ou à sa place pendant toute l'Occupation et au-delà. C'est ce qu'on comprend quand il retrouve Martin bagagiste sur le quai de la gare. Grandgil est heureux de le retrouver vivant, soulagé de constater qu'il est encore de ce monde, il pense qu'il a partagé une expérience avec un autre, vécu un moment inoubliable, traversé un événement unique. Pas du tout. Seul Grandgil se souvient. Martin a tout oublié, il est de cette race d'hommes parfaitement superflus, qui traversent la nuit comme ils traversent la vie, sans être affectés par rien, ni par les tragédies politiques, ni par les souffrances des autres, ni par l'importance des moments historiques. Ils ne connaissent pas l'amitié, ni l'amour, ni la haine, ni l'honneur. Ce sont des hommes qui auraient aussi bien pu ne pas exister. Qui n'influencent rien et ne sont influencés par rien.


Dans le même genre, vers la même époque, un chef-d'oeuvre absolu et absolument oublié met aussi en scène un personnage désabusé qui est au fond un idéaliste qui redonne un instant libre cours son caractère refoulé pour se retrouver trahi par des "innocents au coeur pur" qui sont en réalité les derniers des pourris: La Route Napoléon (1953) de Jean Delannoy, où Pierre Fresnay joue le rôle d'Edouard Martel, le roi de la publicité. La Traversée de Paris m'a aussi évoqué un autre film, dans le registre comique, celui-ci, mais avec une morale (à front renversé) identique: Taxi, roulotte et corrida, que les fans de de Funès connaissent. Dans ce film, de Funès joue un chauffeur de taxi parisien qui entreprend de descendre avec sa famille et sa belle famille jusqu'en Andalousie. Quand le guide touristique lui fait visiter Grenade, au lieu de regarder ce que décrit le guide, il tourne le dos à Grenade et photographie le guide: tout un symbole. Or il arrive à de Funès une aventure absolument rocambolesque et invraisemblable: il se trouve mêlé à une affaire de vol de diamants et traqué par des gangsters. Une fois revenu à Paris, il charge dans son taxi les deux gangsters qui le traquaient et avaient kidnappé son fils... et il ne les reconnaît pas.


Tous ces films français (excellents, d'ailleurs) datent des années 1950. Probablement parce que l'Occupation et la Libération, avec leur lot de trahisons et d'impostures, avec leurs déceptions terribles vis-à-vis de l'humanité et la misanthropie qu'elles avaient engendré suscitaient ce genre de films... à méditer, car l'humanité d'aujourd'hui n'est pas plus fréquentable que celle d'hier. En fait, elle le serait même plutôt moins.

NEMOME
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le 16 août 2024

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