On reproche souvent aux mauvais films d’avoir un scénario qui tient, selon la formule consacrée, sur un post-it. Sans se rendre compte que ce n’est pas le critère déterminant. Nombre de chef d’oeuvre s’appuient sur une trame dont l’épaisseur leur permettrait de passer entre un mur et une affiche.
La vallée perdue entre de plain-pied dans cette catégorie.
Comment faire plus simple que son sujet: une troupe de guerriers tombe sur une vallée épargnée par les vicissitudes de la guerre de trente ans (oh, que des choses joyeuses: pillages, peste, pendaisons, viols) et décide d’y passer l’hiver. Le propos du récit ne tient qu’en une chose: comment vont cohabiter les villageois, les guerriers, et un ancien professeur d’université, jetés sur les routes d’une Allemagne à feu et à sang, au carrefour de toutes les tensions.
Ma considération introductive, bien entendu, ne tient que si l'on considère qu’un scénario n’est là que pour développer une suite de péripéties et de rebondissements, dont seraient exclus les études psychologiques et les dialogues tendus et intenses. Ce serait alors totalement réducteur face à la force inouïe de ce western (presque) médiéval.
Car le thème principal du film, passionnant quand il est traité avec tant de rigueur et d’acuité, n’est autre que celui de l’autorité. Qui l’exerce, selon quelle émanation, fluctuant en fonction de quelle réalité ? Cette gigantesque expérience de rapports de force (multiples) à ciel ouvert est non seulement brillante par la qualité de son écriture formelle, mais aussi et surtout par la mise à l’épreuve et en tension de l’exercice du pouvoir.
Trop nombreux sont encore ceux qui pensent qu’une autorité n’a besoin que de se proclamer pour s’exercer, quand l’expérience de la chose politique ou professionnelle leur démontre régulièrement le contraire. Pourtant, quand une prise de décision peut intervenir favorablement sur leurs pratiques quotidiennes, ces mêmes personnes considèrent les vertus de la puissance directe par la supposée simplicité de son application.
Comme si, pour imposer une décision, il ne fallait pas s’adapter à son interlocuteur. Comme s’il ne fallait pas parfois laisser passer l’orage pour n’intervenir que quand le moment le permet. Comme s’il ne fallait pas concéder ici pour récupérer là. Comme s’il ne fallait pas user de ruse ou de traitrise lorsqu’une opportunité unique se présente quand une pratique plus noble se révèle trop hasardeuse.
Comme si, enfin, il ne fallait jamais anticiper à chaque fois que c’est possible les effets de l’application de la décision sur la population concernée, à court, moyen ou long terme.
Cette qualité de stratège, c’est celle du capitaine, superbement incarnée par Michael Caine, casque à pointe aiguisée et cuissardes métalliques rutilantes. Il faut dire que le bougre a fort à faire. Composer avec les factions religieuses qui garnissent ses propres rangs. Appréhender les rapports entre le chef du village, puissant et ingénieux, et le prêtre local, se considérant comme le berger du troupeau. Jouer avec les croyances et convictions des paysans, respecter les motivations et envies des uns et les calculs des autres. C’est le cas, notamment lors du choix des femmes qui doivent se livrer aux guerriers.
C’est devant l’ampleur de la tâche (alors que quoi de plus simple, en apparence, pour un hypothétique jeune chef inexpérimenté, que de diriger une cinquantaine d’âmes dans une vallée tranquille ?) que le capitaine va devoir s’entourer de ceux qui pourront l’aider dans sa tâche tout en se débarrassant brutalement de ceux qui représentent une menace nouvelle.
C’est par exemple le destin de son jusque-là fidèle second, au moment même où le chef de guerre s’allie à cet inconnu dont il apprécie immédiatement la capacité à s’adapter intelligemment à son environnement.
Voici donc introduit Vogel, autre personnage-clef de l’aventure qui n’a pour arme que sa seule intelligence vive et un instinct de survie solidement chevillé au corps, qu’une physionomie lisse rend discret quand cela lui est utile. Omar Sharif donne une réelle épaisseur à cet intellectuel au regard apeuré qui ne cesse de trouver dans l’urgence du moment des ressources salutaires. C’est ainsi qu’il accepte de continuer à regarder à hauteur d’homme celui dont il apprend qu’il fut le bourreau de sa famille, invente un rêve salutaire devant une foule ivre de vengeance, protège la jeune fille dont dépendra aussi le sort du village.
On l’a compris, pour mener à bien son projet, le capitaine devra utiliser toutes les ressources que son expérience a contribué à alimenter. Si elle est nécessaire, la force ne peut suffire. Il faut savoir jouer à l’équilibriste entre les catholiques, les protestants, les adorateurs discrets de Satan, surtout quand on est soi-même (aveu lâché lors d’un de ses rares moments de faiblesse), athée désabusé. Vogel et le Capitaine se retrouvent sur ce point: la croyance est autant un instrument qu’une béquille. Alors qu’il avait fallu d’abord croire en dieu pour donner un sens à la vie, il faut désormais croire pour ne pas devenir fou d’avoir commis tant d’atrocités en son nom.
Usés et trop lucides pour continuer à jouer le jeu sans porter sur tout ceci un regard distancié et amer, les deux héros de l’aventure trouvent ici un autre point commun qui les lie au delà des forces centrifuges de leurs destins. «il y a quelques jours, la vie était impossible. Et maintenant, tu voudrais qu’elle soit facile» lâche le Capitaine à celui qu’il apprend peu à peu à respecter, au fur et à mesure qu’il continue à le mettre à l’épreuve.
Immense partie d’échec à l’échelle d’un village dont chaque pion peut, selon le coup joué, menacer le roi, le film ne sacrifie pourtant aucune pièce: chaque villageois, chaque guerrier possède sa propre intégrité, sa propre épaisseur, et réagit selon des motivations cohérentes, et c’est l’hommage qui doit être rendu ici à James Clavell, réalisateur et brillant scénariste.
Peut-être un peu trop ambitieux et subtil pour rencontrer son public, le film est pourtant un bel objet aux cadres rigoureux et à la beauté simple des grands espaces du Tyrol, servi par une distribution impeccable (à part peut-être le tout premier paysan, un peu trop théâtral dans sa véhémence ?) et une photo aussi classieuse dans les grands extérieurs que dans les plans rapprochés. Un nouveau plaidoyer anti-guerre empruntant des chemins de traverses, des sentiers montagneux où l’on peut se perdre tant la végétation est parfois dense et escarpée, mais dont l’issue est lumineuse et dégagée comme un ciel alpestre quand le printemps pointe la première fois son nez après un hiver rigoureux.
Reste une question. J’ai l’habitude de pester contre les traductions hasardeuses des titres de films en français. Cette fois, à vue de nez, ça semble coller. Sauf qu’il s’agit de «Last valley»… Et non lost.
Si la version française colle au récit, le doute demeure. Interprétation ou approximation ?