Charles Denner ? On pense immédiatement à quelques grands rôles, au premier rang desquels L'homme qui aimait les femmes de Truffaut. Ici, Jacques n'aime pas les femmes, ni les hommes. En bon français, on appelle ça un misanthrope.
Jacques n'est bien que dans la solitude : c'est affirmé dès la première scène. En couple avec une bécasse de première catégorie, il ne pense qu'à la fuir. Il va pourtant décider de l'épouser, pour... la voir sourire d'abord (premier indice de l'esprit très spécial du bonhomme), pour avoir bonne conscience ensuite. Mais, à la suite de ce mariage un peu forcé, comme on le voit lorsqu'il décide de quitter la cérémonie en plantant là ses invités, l'évidence du naufrage de sa vie de couple va se faire patente.
Cet homme-là ne se sent pas bien avec ses congénères. S'il s'est mis en couple avec Viviane, c'est peut-être simplement pour ses beaux pieds. Plus loin, on le verra rêvasser sur ses grains de beauté, alors que Viviane aimerait qu'il l'entreprenne. Car Jacques focalise sur des détails, les amplifie pour en faire son monde. On le verra lorsque la caméra s'attardera en gros plan sur un pied de statue, une fontaine ou une mie de pain (ce dernier plan très beau). Il n'a qu'un ami, un acrobate, qu'il aime visiter davantage pour voir les corps en mouvement et sentir la sueur qui s'en dégage que par intérêt pour ce Fernand. Sinon : sa femme, et sa mère qu'il ne veut même pas inviter au mariage.
Tous les personnages sont à dessein caricaturaux puisque, l'omniprésente voix off nous le dit bien, La vie à l'envers nous propose la vision du personnage principal. L'épouse, superficielle et vaniteuse, qui passe son temps à se faire les ongles, et que le soupçon que l'une de ses narines soit plus grosse que l'autre "occupera toute la journée". Fernand, l'ami, consommateur de belles femmes. Son couple d'employeurs, elle une peau de vache et lui un faible (très belle passe d'armes entre la femme à la machine à écrire et Jacques, avec un Jean Yann interdit au fond). Sa mère, geignarde, probablement surjouée volontairement par Nane Germon.
L'humanité entière ennuie profondément notre Jacques. Elle l'oppresse même, à l'image des couloirs d'appartement qui sont le lot quotidien de cet agent immobilier. Alors il se montre impoli (avec les invités de la noce, avec un policier qui lui parle des arbres), se moque de son ami fou de voitures (joli travelling arrière dans cette scène), s'amuse à raconter des mensonges (son origine polonaise ou, face à Fernand, la conquête de la jeune femme "chinoise"), fait mine de ne pas entendre sa mère.
Mais c'est avec son épouse qu'il donne toute sa mesure : s'il l'emmène pique-niquer au bord d'un lac, c'est pour lui faire cruellement croire qu'il a disparu - et ne réapparaître que quand, de guerre lasse, sa femme a cessé de l'appeler. Plus tard, la menace de son suicide l'indiffère et, lorsqu'elle la mettra à exécution en ouvrant le gaz, il justifiera ainsi son absence face aux policiers : "j'avais besoin de changer d'air !". Belle ironie.
Alors, à ce régime, la très éprise Viviane va finir par le quitter, quand même. Non sans lui avoir fait des courses. Et elle le rappellera, inquiète. Car c'est là l'une des qualités de ce film : Jacques le philosophe se montre inhumain, alors que sa femme ou sa mère, toute bécasses qu'elles soient, lui témoigne un amour véritable.
Mais Jacques n'en a cure, il ne veut qu'une chose : qu'on lui fiche la paix. Enfin seul dans l'appartement ! Jacques se remet le disque qui énervait si bien Viviane, mais il n'a plus de raison d'être. Reste à faire le vide car le parfum de Viviane est dans tous les meubles. Finalement, le voilà dans cette pièce toute blanche où ne subsistent que le lit, poussé contre le mur vide, et la table de chevet. Et là, Jacques est vraiment bien. Jusque dans la scène finale dans une pièce encore plus blanche, jolie pirouette qu'on ne révèlera pas ici.
Jusqu'où peut-on se comporter à la marge ? On pense au Bartolby de Melville. Peut-on vraiment "faire disparaître les gens", comme s'y essaie Jacques dans la rue ? Qu'y a-t-il à garder de cette philosophie imparable, qui juge sans complaisance le genre humain ? Telles sont, entre autres, les questions que pose Alain Jessua, à travers le portrait singulier de cet homme. De fort belle manière : mouvements de caméra soignés, effets de montage brutaux, qui expriment parfaitement ce qu'il peut y avoir dans la tête de cet homme pour qui certaines situations deviennent soudainement insupportables. La forme au service du fond en quelque sorte.
Martin Scorsese a parlé de ce film comme ayant eu une grande influence sur lui. Certes, il y en a beaucoup dans ce cas ! N'empêche : nous tenons là un film au ton original, entre légèreté et gravité. Une très belle réussite pour un premier film. Non : une très belle réussite tout court.
7,5