L’artifice de l’art, cette contradiction fondamentale, alimente depuis ses origines deux tendances : l’ostentation de sa facticité, à travers le baroque formel et sublime, et la volonté (par des procédés tout aussi factices) de la faire oublier.
Kechiche est un maitre incontesté de cette seconde approche.
Pour comprendre l’importance d’un tel film, c’est son évidence qu’il faut interroger.
Il est assez rare, en ce qui me concerne, d’attendre d’un film qu’il me bouleverse. Le plaisir esthétique est d’ordre plus cérébral, et les années passant, une certaine carapace se crée, qu’on le veuille ou non.
La vie d’Adèle porte parfaitement son titre. Le spectateur est invité à suivre quelques années de sa destinée, il devient le journal intime qu’elle tient, qu’on nous affirme de haute tenue, mais dont nous n’aurons jamais aucune citation. Est-ce bien nécessaire ? Kechiche sait bien que le film lui-même restitue à la perfection les moindres inflexions de son parcours.
Le corps d’Adèle, vampirisé par Emma peintre et dévoratrice, est la matière du récit lui-même. Suivi continuellement, d’une authenticité incroyable, son visage est le réceptacle d’un monde qui tournoie, fait de codes qu’on maitrise mal : l’amour adolescent, le rapport aux artistes, aux collègues…
Sa bouche est élevée au rang de protagoniste : ouverte quand elle dort, quand elle mange, quand elle embrasse et dévore son amante, plissée de douleur ou sécrétant toute les larmes de son corps. Dès le départ, Adèle garde les yeux grands ouverts : durant le premier baiser avec son copain, durant son premier rapport sexuel. Le regard d’Adèle est une interrogation constante, souvent mal à l’aise, un remise en question de certaines évidences. Récit d’initiation sans commune mesure, parce qu’il prend pour terrain une vie d’une banalité superbe, il touche l’intime et nous renvoie à notre propre regard, non sur le film, mais sur le réel.
Rarement on aura autant été touché par une rupture, rarement on aura autant senti la douleur de la séparation. Il faut avoir vécu les scènes de fusion sexuelle pour mesurer la meurtrissure d’un corps esseulé, mise en image exceptionnelle du mythe platonicien des androgynes, il faut avoir suivi l’apprentissage d’Adèle pour mesurer son rapport aux élèves.
A ce titre, on pourra considérer comme superfétatoire les dissertations scolaires qui émaillent le récit, surtout dans sa première partie. A-t-on besoin de Marivaux, d’Anouilh, de Sartre, de Ponge pour comprendre la profondeur universelle que ces deux modestes destinées dessinent ? Il se dit bien plus dans le regard des élèves (qui, au passage, sont improbablement brillants dans leurs interprétations) et l’échappée des sourires que dans ces références un brin pesantes.
Mais la réflexion sur l’art qui traverse tout le film est sans doute plus fine que celle d’un simple name dropping. Adèle, réceptacle à la lecture, devient le support des tableaux d’Emma, et tout son épanouissement se fait dans la prise de distance, même forcée, de cette amarre. Adèle est la vie quand tout ce qui la forme, ou du moins pense la former, est l’art. La véritable trajectoire du film est ici : quitter le discours pour gagner l’existence, cette notion sartrienne que défend si joyeusement Emma. Adèle revendique un être au monde qui se passerait de toute théorie : nul besoin de faire la différence entre Schiele et Klimt, entre l’orgasme masculin et féminin : existons.
Le tableau de son corps restera au mur, figé dans sa solitude. Emma restera identique à elle-même, assez dure, battante et convaincue. Adèle, que l’on connait comme personne, n’a pas cessé de métamorphoser son visage et son regard, et s’émancipe, dans la douleur, par un léger retrait du monde viscéralement ancré en elle par le doute.
Au terme de ces trois heures que l’on n’a pas vu passer, et qu’on voudrait d’ailleurs poursuivre, persuadés que nous sommes de revivre notre propre existence adolescente à son contact, on sort profondément marqués.
On mesure la grandeur d’un film à sa capacité à durer dans le temps. Adèle et Emma restent en mémoire comme des gens qu’on a connus, longtemps après la vision du film. Car Kechiche, en parlant la langue du réel, a éveillé en nous notre propre histoire et su retrouver les instants de notre naissance sentimentale au monde.
Sergent_Pepper
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le 14 oct. 2013

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Sergent_Pepper

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