Une fille sort de chez elle au petit matin, s'éloigne dans la rue en remontant son pantalon puis se met à courir pour attraper son bus. Dans le train qui la mène au lycée, elle s'endort et nous découvrons alors son physique en gros plan ; une peau douce et des joues rondes, d'épais cheveux retenus en un chignon maladroit, une bouche pulpeuse, à demi ouverte. Un visage où se croisent enfance et sensualité.
Puis elle parle cul avec ses copines, écoute un cours, mange avec ses parents, dort sur le ventre, la bouche ouverte.
Kechiche, dès les premières minutes du film, rive nos yeux à Adèle, sa routine, son corps et particulièrement son visage.
Il faut dire qu'elle est très belle, mais d'une beauté un peu sauvage.
C'est sa franchise désarmante, sa voix grave, la manière qu'ont ses cheveux de rester un peu suspendus lorsqu'elle les dénoue, qu'elle a de dormir sur le ventre, la tête dans le matelas, une jambe distraitement repliée sur l'autre, la façon dont son nez coule exagérément quand elle est prise par les larmes. Elle dégage quelque chose de simple et pourtant fascinant qui nous attache immédiatement à elle. C'est la fille dont on est tous tombés amoureux et c'est un peu nous aussi.
Kechiche, par un usage miraculeux du gros plan, traque le naturel et le quotidien du visage, il ne nous en épargne rien : Adèle mange la bouche ouverte, de la bolognaise sur le menton ou pleure sans jamais essuyer les sillons partant de ses yeux et son nez. Pour la première fois un visage nous est offert par delà l'écran de cinéma.
Les actrices dont on prétend tomber amoureux dans les films nous marquent en grande partie par leur jeu, une sensibilité, un caractère ou une allure, une beauté mais une beauté figée, une superficialité créée par les cadres que le film impose et qui les empêche de prendre corps.
En approchant littéralement au plus près de ses personnages, Kechiche approche au plus près de la vie, comme Cassavetes ou Pialat ont pu le faire auparavant.
Mais en suivant un seul personnage qu'il regarde amoureusement évoluer sur plusieurs années, il crée un lien quasi-organique entre lui et le spectateur que l'on ne ressentait pas forcément chez les deux metteurs en scène.
Là où leurs films témoignaient d'une espèce de sécheresse, de rugosité, le film de Kechiche est humide, doux et chaud, comme la peau des jeunes femmes.
Toute la puissance du film est d'être débarrassé de ses cadres et de nous mettre en présence non pas d'un personnage mais d'une personne ; ou plutôt d'un cœur et d'une âme.
Plus d'écran, juste Adèle, son regard, son sourire, ses larmes qui disent tout de ses sentiments et si le film est si bouleversant c'est par cette présence brute, cette surprenante proximité, jamais ressentie auparavant au cinéma, avec un être de chair, d'autant plus sensible pour le spectateur qu'il est animé par une vive passion amoureuse. C'est celle de la première fois, euphorisante, qui embrase le corps et fait de chaque regard une déclaration enflammée.
Au début, Adèle se cherche, sort brièvement avec un garçon, est embrassée par une camarade mais tout ça ne va pas plus loin. Au cours d'une scène presque onirique, elle croise le chemin d'Emma et cette apparition semble réveiller en elle des sensations qu'elle ne soupçonnait pas.
Alors qu'elle tombe amoureuse, nous tombons amoureux d'elle et quand Emma l'embrasse sur la joue au cours d'une manifestation, ce sont les nôtres qui s'empourprent. Le moindre regard suffit à nous emplir de joie ou nous terrasser ; ce lien physique qui nous unit à elle passe par son visage amoureux que Kechiche, comme un peintre, a su regarder véritablement pour en révéler la moindre variation et autant de vérités. Le cinéma a cette capacité de nous faire tout à coup apparaitre ce qui échappe d'habitude à notre perception.
Les premiers moments de leur relation sont filmés sous une lumière douce et chaude, comme une caresse de cheveux bleus et de rayons de soleil et la mise en scène se pliant discrètement au ressenti intérieur de l'héroïne rappelle cette impression de flottement que l'on a après avoir quitté celui/celle qui nous fait vibrer, la musique à de rares moments venant suspendre le temps lors-qu’Adèle retient son souffle ou s'abandonne à la danse le sourire au lèvre, la tête pleine d'Emma.


Puis, lorsqu'Adèle et Emma arrachent enfin leur vêtements, elles nous sont arrachées dans le même mouvement.
Alors qu'on était en droit de vouloir toucher nous aussi et leur faire l'amour du regard, la fameuse scène de sexe nous renvoie derrière un écran, opère un curieux rejet du spectateur en introduisant une distance désagréable avec les personnages.
Certes la fidélité au côté animal que prennent les rapports adolescents, surtout lorsque deux corps se touchent pour la première fois, est bel et bien présente ; deux corps empressés, gourmands, submergés d'un désir qu'ils déchargent bruyamment et violemment à grands renforts de bouches, de doigts et de claques.
Pourtant le problème ne vient ni de la nudité des actrices, ni de la frontalité par rapport à l'acte sexuel dont la vérité ici a été rarement atteinte au cinéma et encore moins des deux actrices, sidérantes.
C'est un problème de regard de la part de Kechiche, comme un brusque décadrage, une inversion par rapport au regard qu'il porte sur son personnage depuis le début du film.
Les corps en train de s'ébattre sont ici filmés en plans larges, sous une lumière blafarde, le montage découpant l'acte sexuel selon les positions entreprises et allongeant la scène jusqu'à l'embarras. Les claques sur les fesses se multiplient, le regard insiste, froid.
C'est de la baise que Kechiche filme ici, or ces corps ne font pas que baiser.
Ils sont animés par un désir incroyable et il eut fallu continuer de les filmer en gros plans en faisant glisser la caméra sur leur peau, leur visage, leurs mains et leur sexe, ne perdant pas une miette du courant électrique qui parcours le corps et le visage d'Adèle dont nous sommes malheureusement pendant plusieurs minutes séparés.
Aussi, à de très rares moments, Kechiche semble céder à ses caprices et trébuche en resituant ses personnages dans leur contexte familial et social, ce qui fait verser le film dans un aspect "discours" assez déplacé.
Notamment à ces deux repas en miroir, l'un chez les parents prolos et ennuyeux d'Adèle, l'autre chez ceux bobos et un peu snobs d'Emma, ces deux scènes faisant ressurgir l'espace d'un ou deux instants le caractère fictif du film et la présence de son auteur. Mais ces défauts mineurs sont bien insignifiants face à une oeuvre aussi achevée, dense et éblouissante.


Si je parle peu du personnage d'Emma, c'est que pour moi il n'est qu'un contrechamp au personnage d'Adèle, il est moins réel, moins présent car dans le film c'est lui la source de ses émotions, la cible de son cœur et de son regard, ce qui fixe son être tout entier et ce sont ces derniers qui constituent l'objet du film.
L'interprétation de Léa Seydoux reste très convaincante et l'alchimie entre elle et sa partenaire nous mène vers des sommets d'émotion, notamment lors de deux scènes de rupture très intenses.
L'une des très belles réussites du film est que cette alchimie nous apparait d'une évidence à l'écran qui, du coup, abolit la différence homo/hétéro et révèle l'essence et la puissance des sentiments.
Et puis la vie d'Adèle n'est pas vraiment un film sur l'amour entre deux personnes mais bien un film sur une amoureuse, qui aime de tout son corps et son âme et en cela il est l'un des plus grands films d'amour jamais réalisé.
Le film dure 3h, est divisé en deux chapitres et s'étale sur dix ans mais est animé par un souffle tel que le spectateur voit Adèle aimer et grandir en un seul et même mouvement, ample et continu. Et à ce mouvement se mêle l'art, la littérature et toute une imagerie lyrique et romanesque de l'apprentissage qui se fait le reflet du film lui-même et vient marquer l'éducation d'Adèle à la vie. Après Emma, elle est devenue adulte et autonome et c'est elle qui désormais enseigne et transmet. Les années ont passé depuis cette rupture mais le temps n'efface pas ce genre de traces et tout ce qu'elle a acquis, elle ne le saisit sans doute pas bien encore et s'en fiche sans doute, car seul subsiste, avalant tout, le vide du manque. Adèle, enfin, s'éloigne à nouveau dans la rue, laissant derrière elle pour de bon l'amour de sa vie qui est passé à autre chose. Les deux premiers chapitres de sa vie se finissent ainsi.
Quoi de plus déchirant qu'un coeur qui déborde d'amour et qui se sait désormais privé de ce qui le fait battre ?
Le cinéma n'est jamais aussi puissant que lorsqu'il fait prendre vie à un personnage et parvient à saisir la vérité d'un sentiment aussi changeant et dévastateur que l'amour.


La vie d'Adèle est une magnifique Palme d'or.
Comme il est extrêmement difficile de traduire des palpitations par des mots, je dirai simplement que le film vit en nous comme le souvenir douloureux mais précieux d'un amour de jeunesse, on se le rappelle les joues rouges et le cœur serré et il laisse derrière lui un sillage de sensations étourdissantes.
On quitte la salle comme on a quitté Adèle, ayant rencontré, aimé puis perdu quelqu'un, inconsolables et seuls avec ce manque qui creuse le ventre; brulants, fragiles, grisés par le parfum d'une chevelure bleue et d'une peau nue que l'on ne sentira plus, un goût délicieux et amer dans la bouche après celui du balisto pour se consoler, des pates à la bolognaise pour se rassasier et du vin blanc pour s'enivrer : un goût de langues et de larmes.

OEHT
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le 10 oct. 2013

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