Le dernier film d'Apichatpong Weerasethakul prend place à Khon Kaen, la ville où le cinéaste à grandi. Dans ce lieu singulier en bordure d'un lac où se mélangent vestiges d'un passé lointain et infrastructures modernes, une ancienne école désaffectée a été transformée en hôpital de fortune. Sous ses fondations se trouverait un très ancien cimetière de rois dont les fantômes, pour continuer à livrer bataille, utiliseraient les âmes de soldats hospitalisés, plongeant ceux-ci dans un sommeil qui n'en finit pas. Jen, une infirmière bénévole, se prend d'affection pour un beau soldat, Itt, qui se réveille par intermittences et lui fait découvrir un monde invisible, entre passé et présent, rêve et réalité.


Cemetery of Splendour est un film à infusion lente. Après la séance, les images restent, prennent racine et se déploient (se déplient) dans la tête du spectateur, inépuisables et constituant une sorte de film infini, vers lequel on peut revenir encore et encore sans jamais en épuiser la sagesse. On peut ne pas être transportés dès la première vision, du fait de son rythme contemplatif et son fantastique discret propices à l'assoupissement. Pourtant c'est peut-être le meilleur moyen de voir un film de Weerasethakul, tant son cinéma marche comme une sorte d'hypnose calme, donnant toujours l'impression au spectateur d'être dans cet état flottant entre le sommeil et la veille, où les apparitions fantastiques se font insensiblement et où la durée et la fixité des plans modifie les objets, distord la perception du temps et de l'espace. Le film parvient à révéler la splendeur d'un monde invisible à partir du visible dans tout ce qu'il a de plus banal et concret, et ce sans le moindre artifice, par le biais d'une croyance profonde et magique dans la puissance des images qui organisent le film. On peut par exemple voir dans la présence de ces statues de dinosaures qui parsèment la ville la figuration de ce passé très lointain du lieu en même temps que les créatures fantastiques qui l'habitent. Tout le long du film, des pelleteuses, comme dans son précédent film Mékong Hotel, creusent autour de l'hôpital dans une étrange entreprise d'excavation qui restera inexpliquée. Et l'on serait bien en peine de tenter de donner une explication à la fascination du cinéaste pour ces tubes fluorescents placés à côté des soldats endormis, dont la lumière changeante et phosphorescente semble s'échapper de leurs corps même. C'est que ces images sont avant tout des motifs, de pures idées visuelles, qui valent autant pour l'abstraction, la contemplation envoutante dans laquelle elles nous abîment, que pour leur charge métaphorique, le film prenant aussi la forme d'une réflexion poétique forte sur l'histoire de la Thaïlande et la politique dictatoriale dont elle souffre depuis presque 10 ans. Car il n'y a pas d'images définitives chez Weerasethakul. Chacun est libre de les prolonger à sa façon, d'y puiser ce qu'il veut, d'autant plus qu'ici c'est au spectateur de faire un travail d'imagination pour faire apparaître le fantastique et le merveilleux qui jusque là, dans son cinéma, s'étaient manifestés plus concrètement et systématiquement, sous la forme de fantômes et monstres divers. La parole se fait image, comme dans cette merveilleuse scène où Itt, dont l'esprit a pris possession d'une jeune médium, fait visiter à Jen un palais invisible, dont il décrit chaque pièce et dont la vision fantasmée par l'esprit du spectateur se superpose peu à peu au paysage de promenade bordée d'arbres dans lequel ils évoluent. Permettre au spectateur de créer le film en même temps qu'il le regarde, telle est la beauté du geste de Weerasethakul.


A la faveur d'une surimpression à la lenteur stupéfiante qui téléporte le spectateur d'un multiplexe éclairé au néon à la chambre d'hôpital où dorment les soldats, le cinéaste (et vidéaste) mélange soudain les formes, les lignes et les lieux eux-même. Tout le film est à ce titre un travail d'enchevêtrement où les époques, les corps et les esprits se confondent, s'échangent, se pénètrent mais aussi où cohabitent sereinement les morts, les vivants et le divin, et où le rêve devient indissociable de la réalité. Si l'expression « film-monde » est désormais galvaudée dans le vocabulaire critique, elle est peut-être la seule à définir parfaitement Cemetery of Splendour, qui parvient en un geste grandiose (bien que jamais spectaculaire) à faire coexister à l'écran ces contraires immenses, à relier l'intime au cosmos, à faire de la magie et du sacré une réalité jamais remise en cause à l'écran. Weerasethakul fait voler en éclat les croyances du spectateur et son travail du cadre et du rythme invente une nouvelle manière de regarder, de ressentir au cinéma, contemplative à l'extrême mais jamais ennuyeuse, sensorielle mais jamais tape-à-l'oeil, c'est pourquoi le film constitue le meilleur remède contre le trop plein d'images actuel, ce règne du trop-dire, trop-montrer.


Et puis le film est doté d'une grande légèreté et drôlerie, rythmé par les moments les plus triviaux de la vie des habitants de Khon Kaen. Les infirmières jouent avec l'érection d'un des soldats comateux, un homme défèque dans la fraicheur d'un sous-bois, les habitants pratiquent leur gymnastique rythmique au bord du fleuve pendant que Jen et Itt se baladent, pique-niquent...
Car contrairement aux précédents films de Weerasethakul, Cemetery of Splendour ne pars pas à l'aventure - ou plutôt il s'aventure chez lui, dans une sphère toute intime et circonscrite au petit périmètre de cette école/hôpital entourée de parcs, ce qui permet au cinéaste d'explorer à la fois l'histoire du lieu mais aussi celle du pays par métonymie. Cet espèce de repli permet également au cinéaste de dessiner une troublante histoire d'amour entre ses deux héros, qui oscille sans cesse entre affection filiale et romance charnelle, et qui vaut au film de beaux moments de grâce. On ne lui dira jamais assez merci de nous avoir offert un film aussi ouvert, bienfaisant et universel et d'avoir fait respirer le petit monde en vase clos du festival de Cannes de cette année. L'incroyable dernière image du film, montrant une Jen ouvrant grand les yeux, perdue dans différentes mémoires et époques, donne la pleine mesure du vertige que provoque ce film en forme de rêve magnifique dont on a envie de ne jamais se réveiller.

OEHT
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le 4 juin 2015

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