Noblesse de l'échec.
« La Vie d’O’Haru, femme galante », n’est pas le film le plus cité de la filmographie de Kenji Mizoguchi. Dans la carrière du prolifique cinéaste japonais, ce sont d’autres noms qui ont tendance à...
le 11 avr. 2016
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Critique commune au roman de Saikaku Vie d'une amie de la volupté et à son adaptation cinématographique par Mizoguchi Kenji, La Vie d'O'Haru, femme galante.
Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/09/vie-d-une-amie-de-la-volupte-d-ihara-saikaku/la-vie-d-o-haru-femme-galante-de-mizoguchi-kenji.html
DEUX VIES
Je reviens à Ihara Saikaku (généralement désigné sous le seul nom de plume de Saikaku), le plus fameux romancier de l’époque d’Edo, avec… ce qui est peut-être son livre le plus célèbre ? Non seulement en tant que tel, mais aussi parce qu’il a donné lieu à une adaptation cinématographique au moins aussi célèbre et probablement davantage encore… a fortiori en dehors du Japon. Le livre, c’est Vie d’une amie de la volupté (en japonais Kôshoku ichidai onna) ; le film, signé Mizoguchi Kenji, c’est La Vie d’O’Haru, femme galante (en japonais Saikaku ichidai onna) – et déjà ces deux titres originaux laissent entendre que, adaptation ou pas, nous avons affaire à deux œuvres fort différentes, très singulières.
SAIKAKU EN SON TEMPS
On ne peut pas traiter de l’œuvre de Saikaku sans la resituer dans son contexte (d’où la très longue et très pointue introduction de Georges Bonmarchand, le bien nommé, dans le présent ouvrage). Le romancier, qui fut d’abord un haïkiste particulièrement prolifique, a vécu durant la seconde moitié de notre XVIIe siècle (1642-1693) ; selon le calendrier japonais, encore qu’il soit un peu précoce à cet égard, on le rattache souvent à l’ère Genroku (1688-1704), ce qui est bien pratique pour l’associer à d’autres grands noms de la littérature de ce temps (Bashô pour la poésie, hop, Chikamatsu Monzaemon pour le théâtre, hop) – mais, de manière plus générale, nous sommes alors à l’apogée de l’époque d’Edo (1600-1868), longue période de paix et de stabilité après des siècles de chaos.
Le shogunat Tokugawa a mis en place une société très codifiée, où l’influence du néoconfucianisme est essentielle. Les vertus cardinales de loyauté et de piété filiale y participent énormément, qui rangent tout le monde dans un ensemble complexe en même temps que précis de relations hiérarchiques, ce qui vaut au sein de la cellule familiale (préséance des parents sur les enfants, des aînés sur les cadets, etc., et cette chronique portera essentiellement sur la condition des femmes à cet égard), mais tout autant à l'échelle de la société dans sa globalité : les guerriers, bushi, sont un ordre privilégié tout au sommet de la société – mais les roturiers sont inscrits dans une pyramide symbolique à trois niveaux, où les paysans (très largement majoritaires) sont supposés se trouver à la pointe, suivis par les artisans et enfin les commerçants, lesquels, parce qu’ils ne produisent pas, figurent donc tout en bas du tableau (qui ne prend pas en compte les parias type eta ou hinin, lesquels ne s’inscrivent pas dans cet ensemble, étant fondamentalement « hors-système »).
Mais le Japon change à cette époque – son immobilité n’est qu’apparente, à l’instar de son isolation ; et, de fait, les marchands officiellement si décriés constituent alors une classe bourgeoise de plus en plus riche, et de plus en plus puissante – les villes d’Edo, future Tôkyô, et peut-être surtout d’Ôsaka, toutes deux récentes mais en plein boom, l’illustrent de manière très concrète, notamment autour des quartiers de plaisir, dont ces bourgeois constituent le gros de la clientèle. Or cette nouvelle classe des chônin développe une culture qui lui est propre, laissant aux bushi dédaigneux les arts les plus raffinés tel que le théâtre nô, qui a eu tendance à se scléroser après l’âge d’or de Kan’ami et Zeami (hop), au XIVe siècle. Et cette culture bourgeoise, très diverse, forcément jugée « vulgaire » par l’aristocratie, bénéficie de progrès dans les modes de diffusion pour se répandre et marquer l’époque de son empreinte – d’où, en fait, l’idée de ces « trois grands auteurs de l’ère Genroku », dont les registres respectifs (roman ukiyo-zôshi pour Saikaku, poésie « haïku » – même si le terme est anachronique – pour Bashô, théâtres kabuki et jôruri pour Chikamatsu) s’inscrivent tous dans cette culture bourgeoise.
AMOUREUX DE L’AMOUR
C’est donc dans ce contexte que s’illustre Saikaku. Son œuvre est pléthorique, même à s’en tenir au seul genre romanesque, mais on peut y distinguer quelques grands ensembles, dont le plus fameux, idéal pour illustrer le « monde flottant » auquel renvoie le genre ukiyo-zôshi, est qualifié de kôshoku, mot qui revient souvent dans le titre même des œuvres, et qui désigne l’amour dans toutes ses dimensions – y compris, et peut-être surtout, la dimension charnelle : l’austère morale du shogunat Tokugawa devait composer avec une société japonaise guère puritaine, et « l’obscénité » ne deviendrait vraiment une obsession problématique qu’à partir de Meiji, sans doute pour partie sous l’influence des mœurs occidentales et du christianisme – mais, certes, cela n’a fait que confirmer le jugement négatif longtemps porté à l’encontre de Saikaku, auteur très populaire en son temps mais bien vite jugé d’autant plus « vulgaire ».
Parmi les œuvres de Saikaku les plus célèbres dans ce registre, il faut peut-être citer en priorité L’Homme qui ne vécut que pour aimer, ou Un homme amoureux de l’amour, selon les traductions (j’en avais lu quelques extraits dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise). C'est semble-t-il le premier roman de l’auteur, publié en 1682, et il rencontra très vite un franc succès. Saikaku y rapporte, sous la forme de petits épisodes largement indépendants, et sur un ton assez badin, les aventures érotiques, aussi bien hétérosexuelles qu’homosexuelles (pas le moindre tabou là encore, loin de là même, et tout un pan de l’œuvre de Saikaku porte sur l’homosexualité), d’un galant particulièrement vorace (« 725 hommes et 3742 femmes »), et qui passe son temps dans les quartiers de plaisir. Le titre original du roman est Kôshoku ichidai otoko – et celui du roman qui nous intéresse aujourd’hui, postérieur de quatre ans, est Kôshoku ichidai onna ; ce parallélisme est sans doute assez éloquent, le mot variant désignant « l’homme » pour le premier, « la femme » pour le second (tant qu’on y est, on peut aussi mentionner Cinq Amoureuses, en japonais Kôshoku gonin onna, même s’il s’agit plutôt d’un recueil de cinq nouvelles que d’un roman – je vous en parlerai probablement un de ces jours).
Dans sa structure, Vie d’une amie de la volupté, puisque tel est son titre français, est assez proche de L’Homme qui ne vécut que pour aimer, ai-je l’impression, même si le ton diffère probablement quelque peu – le roman « masculin » étant très ludique et drôle, le roman « féminin » plus ambigu à cet égard. Mais on y trouve une même succession de petits épisodes largement indépendants – au point, à vrai dire, où le roman n’est pas toujours aisé à suivre, et ne saurait véritablement être résumé…
Disons simplement que nous y entendons le récit, par elle-même, d’une vieille femme que la fatalité, le hasard et éventuellement ses pulsions ont amené à connaître une vie dominée par la sexualité – et une vie chaotique, faite de hauts et de bas, même si, progressivement, de plus en plus de bas, et de plus en plus bas. Issue d’un milieu relativement privilégié, l’héroïne (anonyme) de Saikaku est amenée à devenir courtisane, d’abord de haut rang, puis à dégringoler progressivement le long de la très complexe et pointilleuse hiérarchie des quartiers de plaisir – même si, en quelques occasions, elle remonte quelques échelons, et/ou tente sa chance autrement, auprès d’un marchand amoureux ou d’un bonze guère chaste, ou ailleurs (elle voyage beaucoup, essentiellement entre Kyôto, Ôsaka et Edo). Devenue vieille femme, elle ne rechigne pas à narrer son histoire aux jeunes gens, une histoire qu’elle suppose éventuellement édifiante – ou pas, car les rares interventions de la morale dans cette histoire ne sont guère conçues pour emporter l’adhésion, et l’ironie y a probablement sa part.
Sur ce postulat, Saikaku brode une description par le menu, et qui évoque plus qu'à son tour une sorte de guide touristique, de la vie quotidienne dans les quartiers de plaisir (surtout) – ce qui va des mœurs à la couleur des vêtements ou au style des coiffures, en passant par les tarifs, les modes, etc., et mille autres allusions au contexte économique, social ou encore culturel de l’époque, par exemple portant sur les acteurs de kabuki les plus célébrés, de vraies stars, et pas les derniers à s’encanailler dans les maisons de courtisanes. Avouons-le, cette dimension de Vie d’une amie de la volupté, qui en fait une mine de précieux renseignements pour les historiens et les anthropologues, a de quoi faire soupirer quelque peu le lecteur, a fortiori non japonais, a fortiori du XXIe siècle, simplement en quête d’un bon roman… De fait, ce livre n’était sans doute pas le plus aisé à traduire sous cet angle – et, dans le texte de Georges Bonmarchand, cela se traduit par une surabondance de termes japonais absolument intraduisibles et dès lors laissés tels quels, qu’une surabondance de notes (il y en a tout de même 300, qui occupent une trentaine de pages, là où le roman a proprement parler fait moins de cent pages, avec ses illustrations d'époque abondantes) n’éclaircit pas toujours, voire obscurcit encore un peu plus…
C’est le piquant et l’ironie des tableaux qui rendent le roman malgré tout lisible dans une optique non érudite – et la verve aussi bien de l’héroïne que de ses collègues et clients. Les vives couleurs des quartiers de plaisir séduiront ou pas – un avertissement à cet égard s’impose.
LE CINÉMA FÉMININ DE MIZOGUCHI
Saikaku était donc très populaire de son vivant, mais il a ensuite longtemps été discrédité pour sa « vulgarité ». Tardivement, il a cependant été redécouvert par des écrivains modernes, qui l’ont révélé pour ce qu’il était vraiment : une des très grandes plumes de la littérature japonaise. Il n’est probablement pas si étonnant, dès lors, qu’on l’ait adapté au cinéma. Mais le Japon des années 1950, en l’espèce, n’était certes pas le Japon d’Edo, plus de deux siècles et demi s’étaient entre-temps écoulés – outre que l’aspect « guide des quartiers de plaisir » de Vie d’une amie de la volupté ne pouvait pas vraiment être transposé sur pellicule. Un travail d’adaptation s’imposait – au point où la parenté des deux œuvres ne saute pas forcément aux yeux, de prime abord… voire encore après coup ; en me lançant dans cette chronique, en fait, je n’étais pas si certain de ce lien partout affiché… D’autant que le titre a changé ? Mais de manière significative – car, au Japon, Kôshoku ichidai onna est ainsi devenu Saikaku ichidai onna, la mention du nom de l’auteur rendant superflue celle de l’amour ou de la volupté ; la différence/parenté des titres est peut-être moins sensible en français, pour le coup, puisque l’on est passé de Vie d’une amie de la volupté, dans la traduction (postérieure au film à vue de nez) de Georges Bonmarchand, à La Vie d’O’Haru, femme galante pour le film – mais sans doute à bon droit, car le fait de nommer l’héroïne, ce que ne faisait pas Saikaku dans son roman, est significatif en tant que tel.
Quand le film sort, en 1952, Mizoguchi Kenji est un des plus illustres réalisateurs japonais… au Japon, avec une longue carrière derrière lui, entamée du temps du muet – il est bien plus âgé que Kurosawa Akira, par exemple ; mais la trajectoire des deux réalisateurs à cette époque est en fait liée. En 1950 sort Rashômon : le film fonctionne bien au Japon, mais, surtout, de manière totalement inattendue, il triomphe en Occident après avoir été projeté à la Mostra de Venise en 1951, où il remporte le Lion d’or. Les Japonais découvrent stupéfaits que leur cinéma est en mesure d’intéresser d’autres audiences ! Mais, pour l’heure, les Européens et les Américains ne connaissent absolument rien du cinéma japonais… Y a-t-il quelque chose d’autre, en dehors de Kurosawa ? Oui – et Mizoguchi en fait la démonstration dès l’année suivante, justement avec La Vie d’O’Haru, femme galante, à son tour projeté à la Mostra de Venise, et à son tour primé (même si pas du Lion d’or). Pendant un certain temps, Kurosawa et Mizoguchi (tous deux enchaînant les succès par la suite, comme par exemple Les Sept Samouraïs pour le premier ou les Contes de la lune vague après la pluie, d'après les Contes de pluie et de lune d'Ueda Akinari, pour le second… et tous deux remportent le Lion d’argent !), seront les deux cinéastes japonais plébiscités à l’étranger – leur collègue Ozu Yasujirô, dont le style « contemporain » n’a pas le même vernis « exotique » qui facilite plus ou moins paradoxalement l'exportation, ne sera véritablement découvert en Occident que plus tard, rétrospectivement (alors qu’il était très apprécié, et très influent, au Japon, de longue date) ; mais l’idée d’un « triumvirat » du cinéma japonais « classique », Kurosawa-Mizoguchi-Ozu, persistera longtemps. Il y a bien quelques autres noms à s’exporter çà et là (en 1953, Kinugasa Teinosuke, là encore un vétéran, remporte la Palme d’or à Cannes pour La Porte de l’enfer), mais ceux-ci dominent. En Europe, et même plus particulièrement en France, on oppose pourtant parfois ces réalisateurs, si l’on en croit par exemple un Max Tessier (ici, sauf erreur) : au sein des revues cinématographiques telles que Les Cahiers du Cinéma ou Positif, il y a les tenants de Kurosawa, et les tenants de Mizoguchi – chaque revue choisit son camp et dénigre absurdement l’autre… Il y avait assurément, et il y a toujours, de quoi plébisciter les deux, tout en prenant en compte les différences marquées du cinéma de chacun, sensibles aussi bien dans le fond que dans la forme (à titre d’exemple, l’usage récurrent de longs plans-séquences, typique de Mizoguchi, et dont La Vie d’O’Haru, femme galante témoigne particulièrement, tranche avec le montage et les « trois caméras » de Kurosawa).
Quoi qu’il en soit, au Japon, Mizoguchi est alors un réalisateur installé de longue date, à la filmographie abondante. Il a traité bien des sujets, de bien des manières, mais, sur le tard, on note peut-être plus particulièrement, chez le réalisateur, un intérêt marqué pour la condition des femmes – un intérêt militant, même, prônant le suffrage des citoyennes japonaises ou dénonçant le proxénétisme, et ce ne sont là que deux exemples. Dans un Japon très patriarcal, ce n’est pas rien – même si, pour le coup, le poncif de la « femme qui endure », certes pas absent du cinéma de Mizoguchi, est très japonais. Reste que La Vie d’O’Haru, femme galante s’inscrit pleinement dans ce registre ; c’en est même peut-être la plus fameuse illustration.
Et c’est aussi l’occasion, pour Mizoguchi, de confier à son actrice fétiche, Tanaka Kinuyo, une des plus grandes stars féminines de toute l’histoire du cinéma japonais, muet comme parlant (et que j’avais louée sur ce blog pour sa performance dans La Ballade de Narayama de Kinoshita Keisuke, et évoquée brièvement ici, en traitant du Kwaidan de Kobayashi Masaki, car elle était une parente du réalisateur), de lui confier, donc, un rôle à sa démesure : la femme « de Saikaku », que le film doit montrer aussi bien jeune ingénue de la cour impériale que vieille prostituée décatie…
(Pour l’anecdote un peu gratuite, mais aussi pour le lien avec Kurosawa, on relèvera, dans la distribution du film de Mizoguchi, un Mifune Toshirô méconnaissable, dans un rôle d’une importance cruciale pour le récit, mais qui n’a guère que deux minutes au plus d’apparition à l’écran…)
Mais 1952 n’est pas 1686. L’adaptation du roman de Saikaku est (nécessairement) très libre, elle délaisse la succession de petits tableaux largement indépendants pour un récit plus linéaire et cohérent, et elle porte un regard tout différent sur la vie des courtisanes et les questions politiques et morales afférentes. Si le roman de Saikaku affichait sans vergogne des airs de divertissement plutôt léger et somme toute assez neutre au plan moral, du moins m’a-t-il fait cette impression, le film de Mizoguchi est résolument un drame (ce qui n’exclut pas de brefs interludes assez cocasses), et une dénonciation.
TRAJECTOIRES ET DIFFÉRENCES
Dans les deux œuvres, l’héroïne est prise dans un engrenage qui décide de la trajectoire de sa vie. Dans les deux cas, par ailleurs, cette trajectoire n’est pas unilatérale : s’il est certain que, dans le roman comme dans le film, l’héroïne finit incomparablement plus mal qu’elle n’a commencé, il ne s’agit cependant pas d’une chute « en continu » : il y a des hauts et des bas – même si, donc, de plus en plus de bas, et de plus en plus bas. Cependant, le ton très grave et déprimant du film accentue peut-être cette impression de déchéance continuelle.
Mais l’histoire d’O’Haru est donc plus aisée à suivre : Mizoguchi se disperse moins que Saikaku, et dégage une trame générale des péripéties de son héroïne, en diminuant le nombre de tableaux pour leur accorder plus d’espace ; certaines de ces saynètes sont bien empruntées au roman, mais pas toutes, sauf erreur.
Dès lors, il est possible de résumer le film plus aisément que le roman. Il s’ouvre sur le triste tableau d’une O’Haru prématurément vieillie, prostituée sans clients mais qui entend conserver une attitude relativement sereine, en dépit des innombrables malheurs qui n'ont eu de cesse de l'accabler. Le film, comme le roman, commence donc par la fin (enfin, concernant le film, pas tout à fait, car il y aura un très important épilogue) – mais là où Saikaku montre une vieille dame retirée du monde, une plus-ou-moins-nonne qui narre volontiers aux galants de passage, pour leur divertissement sinon leur édification, les accidents de sa vie, Mizoguchi dresse un tableau d’emblée plus intime et aussi plus déprimant, et c’est au spectateur qu’O’Haru fait intérieurement son récit – à moins que ce ne soit en même temps à ses collègues prostituées. De passage dans un temple bouddhique, O’Haru s’abîme en effet dans la contemplation des statues, qui lui rappellent l’origine de son drame, le visage d’un jeune homme apparaissant en surexposition sur le visage d’un bouddha : alors qu’elle était dame de compagnie à la cour impériale, O’Haru était tombée sous le charme d’un page très assidu, Katsunosuke (Mifune Toshirô) ; mais cette relation dépareillée avait scandalisé la cour, et le jeune guerrier avait été exécuté tandis qu’O’Haru était renvoyée auprès de sa famille, collectivement exilée et dégradée.
C’est là une autre différence majeure entre le film et le livre : Mizoguchi confère un certain rôle aux parents d’O’Haru, qui reviendront régulièrement dans le récit – la mère est douce mais impuissante, le père un répugnant bonhomme, égoïste, arrogant, cupide. Il vend littéralement sa fille pour qu’elle devienne la concubine d’un daimyô, le seigneur Matsudaira, dont les exigences en matière de femmes sont absurdes, mais qui a urgemment besoin d’un successeur. Las, une fois qu’elle a donné à son maître un prince héritier, O’Haru, bien loin d’en bénéficier, est renvoyée chez ses parents sans plus attendre, et à jamais séparée de son enfant… Et son père la vend encore : cette fois, O’Haru devient « officiellement » une courtisane – et ça se passe forcément mal. O’Haru parvient ensuite à quitter le quartier de plaisir pour servir dans un foyer « respectable », mais fait les frais de la jalousie de la maîtresse de maison ; après quoi elle rencontre un homme adorable, doux et travailleur, elle veut croire enfin au bonheur domestique… et perd tout quand son jeune amant est tué par des brigands : le sort s’acharne sur elle quoi qu’elle fasse. Elle veut se faire nonne, cherchant la rédemption dans la foi, mais souffre de la cruauté d’un marchand qui la viole peu ou prou – et, comme de juste, c’est la victime qui est châtiée pour ce crime par la supérieure du temple : l’aspirante ne sera jamais nonne. O’Haru n’a plus le moindre choix : elle doit se résoudre à la prostitution – entendre le plus bas échelon, rien à voir avec les quartiers de plaisir : de vieilles femmes hideuses qui racolent les hommes ivres dans la rue et font de l’abattage. Mais O’Haru n’y gagne pas de quoi subvenir à ses besoins – bien plutôt, on l’humilie encore davantage. Mais le seigneur Matsudaira meurt, et c’est le fils que lui a donné O’Haru qui règne désormais ! Ne craignez pourtant pas le happy end : la « turpitude » de la mère privée de son enfant depuis l’accouchement même implique, aux yeux des bushi hypocrites, de dissimuler cette « honte » irrémédiable, sans lui donner pour autant l’occasion de connaître enfin son fils, qu’elle ne peut voir que de loin, en une unique occasion – le schéma typique de ces hommes qui ne laissent d’autre échappatoire aux femmes que la déchéance de la prostitution… et qui trouvent quand même à le leur reprocher ! Mais O’Haru préfère fuir que de subir cet ultime affront.
Et cela a son importance : si, dans le film de Mizoguchi, O’Haru donne globalement l’image d’une victime (des hommes, de quelques femmes aussi mais parce qu’elles ne font que reproduire les façons d’être des hommes, dans une société extrêmement patriarcale), elle n’est pas pour autant, ou pas totalement, une pure victime et rien d’autre – O’Haru a un tempérament rebelle qui perce parfois, qui participe parfois à ses affres (sans les justifier, à l'évidence...). En cela, elle se rapproche finalement de l’héroïne de Saikaku – même si cette dernière, plus ouvertement rebelle (et libre ?), éventuellement malicieuse aussi (O'Haru dans le film n'en donne qu'un seul exemple, quand elle se venge de la maîtresse de maison chauve), feint régulièrement de critiquer ses « mauvais penchants », quand elle s’y soumet en fait volontiers ; une dimension totalement étrangère au personnage d’O’Haru (à moins d’y associer ses amours avec Katsunosuke puis le fabricant d’éventails, mais on n’est pas porté à les envisager de la sorte).
Je suppose que cela tient aussi à ce que le ton des deux œuvres varie autant – et par voie de conséquence leur signification ? J’ai l’impression que les considérations « morales » n’intéressent pas vraiment Saikaku – qu’elles soient censée jouer en faveur de son héroïne ou en sa défaveur. Si la vieille dame recommande à son auditoire (masculin) de mettre un frein aux méfaits de la volupté, on la suppose alors guère sincère, et c’est peu dire ; et tout autant Saikaku lui-même derrière elle ! En même temps, vers la fin du roman, quand la courtisane fait un cauchemar, voyant des dizaines de fantômes, et comprend qu’il s’agit des esprits vengeurs de tous les enfants dont elle a avorté au fil de sa carrière, je suppose qu’il ne faut pas y voir une condamnation de sa vie au plan moral – ce que l’on aurait déduit plus aisément dans un contexte plus puritain ; calquer à ce propos un discours contemporain sur l’avortement, et a fortiori anti-avortement dans une navrante perspective très meuwicaine, dans une époque et un pays qui ne connaissaient absolument rien de la sorte, serait bien hardi et sans doute malvenu. Décidément, je ne crois pas que Saikaku juge.
Mizoguchi, si – mais l’accusation, bien sûr, ne porte pas un instant sur la pauvre O’Haru, la victime dans toute cette accablante affaire : elle s’adresse aux hommes qui la malmènent sans y prêter la moindre attention – les diktats aristocratiques qui sanctionnent les mésalliances par la mort et l’exil, l’égoïsme inouï du seigneur Matsudaira qui fait d’O’Haru une concubine « jetable », tout juste bonne à être renvoyée chez ses parents une fois qu’elle a pondu un héritier, la vilenie mesquine d’un père qui vend sa fille par deux fois pour assurer son commerce (les chônin étaient les lecteurs de Saikaku, mais il ne les ménageait pas pour autant, et Mizoguchi encore moins), l’hypocrisie d’un maître de maison qui délaisse son épouse au point de la rendre folle, ce marchand plus ou moins violeur qu’une nonne ne saurait rendre coupable d’un crime dont c’est la victime qui doit en payer le prix, ce moine qui exhibe et humilie une O’Haru prématurément décatie pour détourner les pèlerins de la voie du stupre, l’ignominie enfin des samouraïs du clan Matsudaira, qui sanctionnent une mère dépossédée de son enfant pour le comportement qu’ils lui ont imposé… Oui, le film de Mizoguchi a quelque chose d’un réquisitoire. Une dimension, sinon totalement absente, du moins beaucoup moins franche dans le roman de Saikaku.
DU QUARTIER DE PLAISIR À L’UNIVERSEL
Deux œuvres finalement très différentes, donc – et qui s’adressent à des publics différents, en leur temps (fort éloigné l’un de l’autre) comme aujourd’hui.
Pour dire les choses, je ne me suis pas régalé à la lecture de Vie d’une amie de la volupté autant que je l’espérais, sur la base de mes quelques autres lectures antérieures de Saikaku – pas grand-chose, certes… Le prestige du roman m’encourageait à en attendre un authentique chef-d’œuvre. Mais la structure très déconcertante du récit, et surtout le caractère pointilleux de sa dimension documentaire, m’ont assez tôt… lassé, je suppose. La description par le menu des us et coutumes des quartiers de plaisir a fini par devenir laborieuse à mes yeux de lecteur – et j’ai plaint le pauvre traducteur, qui ne pouvait guère rendre en français les subtilités hiérarchiques du monde des courtisanes, ce qui impliquait donc tout à la fois de conserver un vocabulaire spécifiquement japonais en abondance, et de tenter de lui donner corps au travers d’un appareil scientifique conséquent ; ceci dit, j’ai l’impression qu’il a sa part de responsabilité dans ce ressenti un peu aride – en en faisant trop : quand le roman, au détour d'une note, tourne à l’analyse de la politique monétaire du shogunat, ou peu s’en faut, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas – en même temps, d’autres notes s’avèrent indispensables pour apprécier les nuances du discours de l’auteur… En son temps, Kôshoku ichidai onna avait sans doute été conçu comme un ouvrage de divertissement pour les chônin – l’auteur et le lecteur partageaient les mêmes codes, les mêmes références, aussi le non-dit avait-il sans doute sa part dans la manière d’approcher le récit. En français, de nos jours, cela ne saurait produire le même effet. Et tous ces éléments s’associent, qui rendent la lecture de Vie d’une amie de la volupté incomparablement plus compliquée qu’il n’était souhaité et souhaitable…
Le cas du film de Mizoguchi Kenji est tout autre. Le monde avait bien changé entre 1686 et 1952. On ne racontait plus les histoires de la même manière, et l’insularité du Japon avait été mise à mal depuis un siècle – le souvenir d’Edo persistait sans doute, mais, à tout prendre, il s’agissait d’un autre monde pour les Japonais eux-mêmes. Et si Mizoguchi n’a probablement pas « dilué » son film pour le rendre plus accessible aux spectateurs occidentaux (une accusation qui deviendrait vite fréquente dans certains milieux japonais, et dont Kurosawa Akira, tout spécialement, ferait à terme les frais), à une époque où l’engouement international pour le cinéma nippon débute tout juste, il a cependant livré une œuvre bien moins hermétique – ou, mieux vaut présenter les choses dans l’autre sens, il a conçu une œuvre universelle. Si la Vie d’une amie de la volupté s’inscrit dans un contexte culturel, économique, social, moral, politique, etc., spécifique, La Vie d’O’Haru, femme galante, tout en s’inscrivant dans un même Japon d’Edo envisagé avec le plus grand sérieux, rapporte une histoire à même de parler au monde entier, d’émouvoir et de révolter un Français ou un Américain au même titre qu’un Japonais.
Et c’est un constat qui a son revers plus déprimant, je suppose : si cette histoire nous fait l’effet d’être universelle, c’est aussi parce que les sociétés européennes traitaient et dans une certaine mesure traitent encore les femmes comme le Japon des Tokugawa traite ici O’Haru. Que le film de Mizoguchi soit un chef-d’œuvre ne rend pas exactement cette réalité moins douloureuse et révoltante…
(PS : Une petite remarque technique, au cas où : cette édition DVD du film de Mizoguchi est assez atroce – image bof, son encore pire, sous-titrage français lacunaire… Il mériterait mieux que ça. Je ne sais pas si c’est seulement possible, mais il mériterait mieux que ça.)
Créée
le 16 sept. 2018
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