« C'est la meilleure époque pour les sculpteurs ! Tout le monde veut son monument aux morts !"
Le centenaire de la Grande Guerre est ce qu'il est, à savoir la triste célébration d'un événement meurtrier, aux motivations absurdes, qui a fait des millions de victimes et marqué à jamais l'histoire mondiale en général et française en particulier.
Mais ça, c'est la face de l'Histoire que tous connaissent, que l'on apprend dans les cours d'Histoire à l'école; en conséquence, c'est la face de l'Histoire lassante et familière – ces cadavres qui ne nous touchent plus autant qu'avant parce qu'on les a trop vus.
Vous connaissez sans doute ce phénomène : si vous écrivez ou prononcez le même mot encore et encore et encore, vous finissez par ne plus le comprendre, il a perdu tout son sens, n'est plus qu'un son sans contenu : c'est ce que l'on appelle de la satiation verbale. Et la Première Guerre Mondiale en est souvent victime.
Voilà pourquoi « La vie et rien d'autre » n'est pas un film sur la Première Guerre Mondiale à strictement parler. Tout au plus pourrait-on y voir un film sur « la Première Guerre Mondiale dans la tête des gens », c'est un dénominatif un peu long pour un film, pas sûr que les gens prennent la peine de le prononcer en entier mais après tout, pourquoi pas... non, en réalité, Tavernier fait le choix d'un film sur la mémoire. Ce qui fait de « La vie et rien d'autre » un film d'une actualité plus profonde encore qu'un énième « Johnny s'en va-t-en guerre », parce que nous sommes en plein dedans et que le « devoir de mémoire » est quelque chose qui nous concerne tous bien plus aujourd'hui que la conscription.
Techniquement, il faut rendre hommage au formidable travail de reconstitution effectué quant aux décors et à l'ambiance. Je n'y étais pas et pourtant à chaque instant j'avais envie de grommeler : « mais oui, c'est ça, c'est exactement ça... », du vague racisme présent en permanence aux difficultés à simplement loger ou vivre, des files d'attentes au snobisme grand-bourgeois des privilégiés, tout dans le moindre détail est parfaitement rendu du côté humain, et Sabine Azéma est parfaite dans son rôle de veuve digne d'un riche héritier – pour tout vous dire, elle a ce petit ton hautain et cet air pincé qui mettent à mal votre calme... Tavernier prend son temps pour construire un environnement crédible, un environnement propice au souvenir des chers disparus, dont les fantômes seront constamment invoqués au cours du film.
Pour ce qui est des décors... aah, quiconque aura mangé dans une gamelle tordue un ragoût d'agneau au milieu d'une plaine boueuse pourra confirmer avec moi que l'ambiance est rendue à la perfection, mais une fois encore, ce sont les accents, la façon de s'habiller, d'articuler des acteurs qui font que le réalisme est total, même quand le jeu est parfois trop théâtral pour être honnête. C'est français, j'imagine, c'est pour ça.
« La vie et rien d'autre » raconte l'histoire de vies passées délicatement révélées au travers d'une phrase, d'un souvenir, d'un objet retrouvé... « Son amie s'appelait Marguerite, c'est pour ça qu'il a taillé une marguerite dans son gobelet, j'en suis sûre ! » Touchante naïveté de parents qui aimaient leur fils... et acides remontrances du commandant Dellaplane quand il pointe l'absurdité d'une célébration qui glorifiera un inconnu pour mieux enterrer les millions de victimes dont on connaît le nom.
Le personnage de Dellaplane, d'ailleurs. Il est fascinant ; vieux chef conscient de la faiblesse de ses hommes, humain parce que sévère et juste, il est si faible quand une femme pour la première fois depuis des années lui tourne la tête : alors ce vieux militaire hésite, balance, a à la fois honte de sa réaction et aimerait pourtant y succomber, et ces doutes, ces gaucheries, ces maladresses qui font qu'un rôle prend véritablement chair ne sont pas que du fait de l'excellent Philippe Noiret : sauf exception, chaque personnage est crédible, émouvant, utile. Tous les personnages utiles dans un film, nom de nom, voilà longtemps que je n'avais plus vu ça...
Je n'avais jamais vu de film de Bertrand Tavernier – honte à moi. Jamais la guerre n'aura eu des échos si humains depuis longtemps, et jamais une œuvre aussi forte sur la guerre n'aura été réalisée sans faire tirer le moindre coup de fusil : je sais désormais que je peux lui faire confiance.
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