5h15. Il fait nuit lorsque le papier crisse sous la course salvatrice d’une plume. C’est officiel, la boucherie inattendue prendra fin la onzième heure du onzième jour du onzième mois de l’an 1918. Débute alors la reconstruction et le puzzle généalogique, ils sont 350 000, perdus dans les sillons creusés par un fiasco dont on ose point dire le nom. Ils sont 350 000, soi morts, soi vivants, soi pareils aux joueurs de skat d’un Otto Dix, semblables à un Munch qui n’a plus la force de crier.

Ancrée dans ce contexte, l’œuvre n’est cependant pas imprégnée par la misère. Et là, je dis intelligence. Intelligence du réalisateur qui favorise la rigueur historique pour traiter son sujet à défaut de faire pleurer dans les chaumières, peut-être même un peu trop, j’y reviendrai par la suite. En-est-t-il un autre qui ne serait pas tombé dans la facilité de représenter la poursuite personnelle d’une femme, à la reconquête d’un amant perdu, allant de désillusion en désillusion et dont les larmes ne finiraient plus de noyer le visage, si ce n’est Tavernier ? Peut-être ; mais j’en doute.

Car l’homme choisit la voie du réalisme, mettant en scène l’homme de grade Noiret, responsable d’un herbier sans fin où sont répertoriés des milliers de noms dont la guerre a effacé les visages. Prêtant au militaire l’intime conviction que le soldat qui se verra offrir la place de l’Etoile pour caveau n’est qu’un subterfuge venu d’en haut, une dépouille pour en cacher un million d’autres. Le faisant cohabiter avec le business malsain de la caisse en bois et de la croix de marbre. L’exposant concurrencé par des magouilleurs opportunistes. Mais lui attribuant également la distance nécessaire qu’implique la morosité de sa tâche.

Ainsi, les dialogues écrits d’une plume engagée se déroulent, allant de la paillardise d’un chant scandé en cœur au plaidoyer on ne peut plus sérieux sur la guerre, avec une élocution tantôt théâtrale tantôt bougonne que Noiret adopte avec un plaisir non dissimulé. La France paraît telle qu’elle est, avec ses traditions et en aucun cas idéalisée, avec très peu de manifestations de haine envers les casques pointus et l’illustration d’une victoire en demi-teinte qui a coûté extrêmement cher.

Pourtant, La vie et rien d’autre est un film sur la guerre. Mais il est de ceux qui la voient autrement, dans un devoir de mémoire et d’exhaustivité, en contant une multitude d’histoires parallèles. Une multitude aux airs d’unicité dans ses motivations : l’espoir éternel que la petite photo où la droiture et la fierté ont la forme d’un d’homme désigne encore un cœur battant.

Techniquement, l’œuvre est une merveille. La seule chose que je voudrais reprocher à Tavernier, c’est d’avoir appliqué la mentalité du commandant, qui vit au travers des statistiques, au reste des personnages. De s’être en quelque sorte trop détaché de l’émotion pure, d’un fardeau qui a certes eu deux ans pour se refroidir mais qui conserve la chaleur issue des braises d’un espoir momentanément insatisfait. D’avoir, en somme, livré un travail trop scientifiquement parfait.

Critique du grand et méritant Gothic dans le cadre de la coupe SC: http://www.senscritique.com/film/La_Vie_et_rien_d_autre/critique/20928164
Deleuze
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le 10 avr. 2014

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Deleuze

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