Plus parlante qu'une critique... la sublime lettre du Major Dellaplanne à Irène de Courtil



« Bédarieux, 6 janvier 1922



Irène, très chère Irène,


Votre lettre m’a donné une grande joie parce qu’elle m’apportait un grand espoir. Enfin vous ! Enfin, quelques mots me rendaient votre voix, votre regard, l’émouvante silhouette de mes jours et de mes nuits de solitude ! Dieu veuille que mon message vous atteigne à New York avant ce grand départ que vous m’annoncez pour le Wisconsin. J’ai eu du mal à le découvrir sur mon globe ; comment vous y retrouverais-je, si vous aviez l’imprudence d’aller vous y perdre ?


“Nouvelle vie, dites-vous, nouvelles têtes, nouveau départ.” Qu’avez-vous besoin de toute cette nouveauté, vous qui renouvelez si bien toute chose, et notamment le vieux cœur des vieux hommes ?


Vous n’avez compris ni mon trouble, ni mon silence : ai-je compris moi-même ? J’étais, je suis encore tremblant de mon immense tendresse, et votre véhémence, votre flamme me paralysaient… Nuit effrayante dans mon souvenir… Il suffisait que je murmure les trois mots dont vous me lanciez le défi, et je me suis tû… Aujourd’hui, je les crie cent fois par jour, de toutes les forces qui me restent, souhaitant qu’ils passent la formidable étendue qui nous sépare : je vous aime, oui, je vous aime, à jamais.


Cet aveu vous donnera peut-être à rire après tant de mois de séparation. Il me soulage. Il m’assure que je suis vivant, en paix avec moi-même. Le reste n’est que broutille.


J’ai pris de grandes résolutions. Par exemple celle de me séparer de l’armée, laquelle d’ailleurs n’a fait aucune difficulté pour me libérer. Et comme je n’ai de goût, ni pour les villes, ni pour les cravates, j’ai regagné la terre de mon enfance, où je dispose d’une maison de famille entourée de quelques hectares de rocaille et de vignoble.


Je vous offre, sans trop d’illusion, cette royauté dérisoire.


Il est dix heures du soir. L’air sent le crottin, la menthe et le caramel, parce que j’ai fait tomber du sucre sur ma cuisinière. Demain matin j’irai voir si les sangliers de mon petit bois sont partis pour l’Espagne, et je commencerai d’attendre, de vous attendre. J’attends déjà. Je n’attendrai pas plus de cent ans. Mettons, cent un ans.


Post-scriptum : c’est la dernière fois que je vous importune avec mes chiffres terribles. Mais par comparaison avec le temps mis par les troupes alliées à descendre les Champs-Elysées lors du défilé de la Victoire, environ trois heures je crois, j’ai calculé que, dans les mêmes conditions de vitesse de marche et de formation réglementaire, le défilé des pauvres morts de cette inexpiable folie n’aurait pas duré moins de onze jours et onze nuits. Pardonnez-moi cette précision accablante.


A vous, ma vie… »

Fritz_Langueur
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le 13 sept. 2015

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Fritz Langueur

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