La première séquence de La vie invisible d'Euridice Gusmao m'invite (voire m'oblige) à citer d'emblée un nom, celui d'Hélène Louvart, qui fut responsable de la photographie de ce film. Sa maîtrise exceptionnelle de la lumière, des contrastes (voir les rouges et verts pendant la danse de Guida et Yorgos au début du film), de la couleur (affadissement quand Euridice attend sa sœur à la fenêtre) m'a impressionné. Chaque plan semble avoir nécessité un travail d'une précision et d'une minutie inégalables. Je ne pourrais pas citer cinquante films aussi beaux.
La forêt luxuriante et sauvage qui ouvre et clôt le film, où les jeunes filles se perdent et se cherchent, apparaît comme un espace onirique et prophétique annonçant les vies parallèles (avec les voix en écho) que seront contraintes de vivre les deux sœurs.
Euridice et Guida seront séparées après que Guida décide de quitter le domicile parental pour suivre un jeune marin grec. Le père ne supportera jamais l'affront qui a été fait à son autorité. Quand Guida reviendra l'année suivante, enceinte, le père la chassera définitivement et ne dira jamais à Euridice que sa sœur est revenue. De son côté, celle-ci croit qu'Euridice, pianiste talentueuse, est désormais à Vienne où elle a passé le concours pour entrer au conservatoire. Ainsi les sœurs habitent la même ville, Rio, mais sans le savoir.
La voix de Guida lisant les lettres qu'elle continue d'envoyer au domicile des parents ponctue le récit. Ces lettres, adressées à Euridice, les parents ne lui transmettent évidemment jamais. La mère est passivement complice du père. Elle obéit par impuissance, n'agit et ne vit que dans l'ombre de son mari.
Le film ne nous épargnera rien des autres facettes de la domination masculine. L'enjeu du pouvoir, c'est le corps des femmes. Et ce qu'implique la domination nous sera montré crûment. Le viol par le jeune mari de la jeune mariée, Euridice, ivre morte et le regard perdu, dans une baignoire, nous est imposé durant deux longues minutes. On verra et on entendra : les râles bestiaux de l'homme, le bruit des sexes qui s'entrechoquent. Le silence de la femme. L'horreur apparaît dans son immensité (et ce sera un plan récurrent dans le film) dans le regard d'Euridice filmée dans un miroir de la salle de bains, portant encore la robe de mariée après le viol : le mari, souriant, saisit la main de sa femme et la lève pour aligner leurs alliances. Euridice (magnifiquement interprétée par Carol Duarte) comprend à cet instant ce qu'implique le mariage : la soumission totale à l'homme.
Le positionnement des corps dans le cadre signale l'asymétrie du rapport de force entre hommes et femmes. À plusieurs reprises, le mari est filmé debout, face au dos d'Euridice. Tandis qu'elle est piano (elle dira plus tard qu'en jouant elle disparaît), son mari en profite pour la caresser (ou plutôt lui pétrir le cou), ce qui conduira à une autre scène de viol où Eurydice demandera à son mari de se retirer avant d'éjaculer. Ce qu'il ne fera pas... On nous montre encore crûment qu'Euridice se nettoie le sexe pour en éliminer le sperme. Pas ce concession de la part du réalisateur et c'est très salutaire puisque l'invisibilisation des abjections que subissent les corps féminins font aussi partie du processus de domination masculine. On notera que la scène est là aussi filmée dans un miroir, procédé simple qui permet de montrer à bonne distance et d'éviter l’obscénité.
Le plan suivant montre très habilement, en écho, le visage de Guida tordu de douleur sur la table d'accouchement. La maternité, qui signifie pour Euridice l'impossibilité d'entrer au conservatoire et donc l’annihilation de sa seule possibilité d'émancipation, pose un autre problème à Guida : celui d'élever seule un marmot dans une société patriarcale. Tout a été dit par son père quand elle a voulu reprendre une place dans la famille : « un bâtard », « sale putain ». La maternité, pour les sœurs, est un piège, un nouvel enfermement dans des rôles qu'elles n'ont pas choisis. Encore une fois, c'est le corps qui est mis à l'épreuve : du sang entre les cuisses, du lait qui coule des seins importunément. Plus tard Guida devenue ouvrière, au milieu d'hommes, a les mains bousillées par la soudure. Double peine : femme et prolétaire.
Le corps féminin apparaît aussi comme un espace de construction de la sororité. Les deux sœurs seront amenées à soigner le corps d'autres femmes. Guida celui d'une amie mourante, en se prostituant pour pouvoir lui fournir de la morphine. Euridice prendra soin de sa mère ayant subi une mastectomie. De nombreux plans montrent deux femmes dans un lieu clos, hors de la vue des hommes. Ces espaces intimes sont propices à la confidence, à la révélation de secrets, à la réparation des corps, à une proximité physique consentie et salvatrice.
Les dix dernières minutes du film, montrant Euridice une soixantaine d'années plus tard, sont bouleversantes. Son mari vient de mourir et, en rangeant les affaires de leur père, les enfants découvrent un petit coffret renfermant les lettres de Guida. Elles parviennent enfin à sa destinataire. La lecture par la vieille femme d'une de ces lettres (sublime de simplicité et de poésie, d'amour pur) tandis qu'on revoit les visages des jeunes filles, est un immense moment d'émotion.
On aura compris que La vie invisible d'Euridice Gusmao est un film magistral et puissant, sans doute l'un des plus importants du cinéma brésilien.