Deux hommes dans la poussière
L’incongruité du projet a de quoi surprendre, à défaut d’émoustiller : Rachid Bouchareb réalisant un remake américain de Deux hommes dans la ville de José Giovanni avec Alain Delon, Jean Gabin et Michel Bouquet dans les rôles principaux, remplacés ici par Forest Whitaker, Brenda Blethyn et Harvey Keitel. Pourquoi pas… On passe donc de la France pré-giscardienne de 1973 aux étendues arides du Nouveau-Mexique de 2014, des Citroën DS aux 4x4 General Motors, du polar social (contre la peine de mort) à la papa au néo-western humaniste sur fond de rédemption au soleil. Cette curieuse transmutation a plutôt fière allure, Bouchareb parvenant même, dans les dernières minutes du film, à radicaliser ses effets (aucun dialogue, décors lunaires et fin ouverte).
De fait, il n’y a pas grand-chose à reprocher au film. La mise en scène est carrée, ultra sobre, avec une utilisation parfaite des grands espaces américains, immenses jusqu’au vertige, immenses aussi dans cette mythologie consacrée, inépuisable et élémentaire. La lumière d’Yves Cape est magnifique, la musique d’Éric Neveux est inspirée et discrète, et le scénario ne souffre d’aucun manichéisme ni de bons sentiments (si l’on excepte les retrouvailles avec la mère ou la rencontre, un peu facile, entre le héros et une jolie banquière). Et puis l’interprétation est souveraine avec, en figures de proue, Blethyn et Whitaker évidemment qui pourrait jouer un gremlin ou Barry White qu’on crierait encore (et toujours) au génie. Avec sa tête de Malcolm X buté et taciturne, il impose ici, une fois de plus, sa puissance de jeu, son charisme massif et son côté "monstre sacré".
Rien à reprocher donc, rien sur quoi médire. Pourquoi alors reste-t-on constamment de marbre ? Pourquoi cette impression de s’en foutre royalement, de préférer cogiter sur l’existence de l’âme dans l’individualisme libéral du 21e siècle mondialisé pendant que Whitaker s’échine à vouloir une vie normale en ramassant la merde des vaches ? À cause sans doute de ce scénario qui ne propose aucune réelle perspective évolutive par rapport à son enjeu principal (l’intrigue est routinière, peu surprenante, les personnages trop cloisonnés dans leur attribution) et qui semble hésiter sur les directions à prendre en abordant plusieurs thèmes dits "politiques" (islam, immigration, dérives sécuritaires…) pour justifier d’une sorte de contexte socio-contemporain, mais les réduisant finalement à des digressions anecdotiques, voire inutiles. Rien à blâmer donc, mais un peu quand même.