Jonathan Glazer est un réalisateur que je ne connaissais pas mais précédé d’une réputation d’artiste exigeant et créatif, si j’en crois l’avis de ma compagne. Je me suis rendu au cinéma pour l’accompagner, convaincu par son intérêt forgé par le visionnage de ses films précédents (Under the skin, the Birth, Sexy Beast).
Moins par le synopsis suivant copier coller sur wikipedia:
À côté du camp d'Auschwitz, le commandant Rudolf Höss, sa femme Hedwig et leurs enfants vivent paisiblement dans leur grande maison et leur jardin fleuri.
Tout film sur les nazis me faisant immédiatement craindre une énième redite sur le thème qu’ils n’étaient décidément pas de bonnes personnes.
Il n’en fut rien.
En effet, le film m’a très rapidement parlé de tout autre chose que ce dont il s’agit factuellement et chaque minute me confirmant cette impression, j’ai été captivé de voir se dérouler sous mes yeux une allégorie du monde contemporain à travers l’épisode historique récent considéré comme le plus terrible de notre histoire occidentale.
Le concept du film est le suivant: tout est suggéré, rien n’est montré. Rien n’est dit mais tout le monde sait.
Cette famille, avec 3 enfants, a tout ce qu’il souhaite: une grande maison, un vaste jardin, des domestiques, un cours d’eau à proximité, des amis.
Oui mais voilà, tout ça est le résultat de la position de Rudolf, directeur du camp ajusté à la maison. Ce camp de la mort, présent à notre esprit tout le long du film, dont on ne verra qu’un mur.
Tout d’abord par les sons. Nous entendons parfois jouer les enfants dans le jardin, parfois ce sont les victimes des camps qui crient de douleurs, à d’autres moments les sonorités se mélangent et l’on ne sait plus trop qui, des enfants ou des déportés, tapissent le fond sonore du film... Le malaise est total.
Il y a aussi la fumée qui s’échappe des cheminées juste devant leurs fenêtres. Cette fumée, qui fait tousser les protagonistes, qui brume le soleil, qui est parfois invisible mais que l’on devine partout dans ce jardin et cette maison-paradis du bourgeois et de ceux qui rêvent de le devenir.
Comme Hedwig, issue d’un milieu populaire, revancharde sur sa condition, animée par-dessus tout par le désir d’accéder au statut si convoité de ceux qui en sont.
Porter une fourrure, avoir du beau rouge à lèvres, une maison avec jardin, un personnel à ses ordres pour gérer un intérieur, voilà son accomplissement. Les atrocités à côté d’elle, elle ne les voit pas. Ou plutôt elle ne veut pas les voir et donc elles n'existent pas. Personne ne lui enlèvera son paradis, personne ne lui enlèvera son rêve exaucé.
Ce qui se passe derrière les murs d’enceinte, là bas, ne la concerne pas. Cela concerne des juifs dont on ne parle presque pas. Elle a intégré qu’ils ne sont pas de son humanité et méritent leur sort. Le film nous fait comprendre que le désir d'embourgeoisement d’Hedwig emporte tout et l'empêche de sentir la gêne qu’un regard extérieur ne peut pas éviter. Son statut social en dépend, contrairement à nous, simples spectateurs.
Mais ne jugeons pas trop vite cette vilaine Hedwig. Qui d’entre nous n’a jamais acheté un vêtement fabriqué par un esclave moderne tout en sachant qu’il a été fabriqué par ceux-là? Combien d’entre nous ont préféré ne pas se poser la question pour la simple raison que ce vêtement est cool et nous permettra de faire partie du monde auquel nous désirons accéder?
Et oui, nous aussi nous sommes capables de faire taire les cris des victimes quand cela nous arrange…
Hedwig est si attachée à sa position que même lorsque Rudolf se fait muter pour Oranienburg, elle décide de rester là où elle est. À Auschwitz, son paradis, son rêve.
Rudolf s'en va donc seul. Nous le suivons alors dans les organes de l'administration nazis. Moins spectaculaire car plus éloigné des victimes, c’est pourtant là que se décide le sort des juifs. Autant dans la maison on sent que l’air est irrespirable. Autant ici, là où se décident pourtant les horreurs perpétrées, là où l’ignoble est déterminé, tout est calme, luxe et chiffres.
Dans des bureaux majestueux on n’y parle jamais concrètement de ce qui est en train d’être réalisé, il y a seulement des objectifs chiffrés à atteindre et des problèmes techniques à résoudre pour que la machine continue de tourner.
Qu’il s’agisse de juifs à exterminer est un détail, les conversations seraient les même si nous étions à propos de vendre des pots de yaourt. Vous voyez où je veux en venir? Dans les bureaux des officiers nazis, on ne parle que de productivité, de performance, de résultat, plus rien n’a de réalité concrète. Bien sûr, manger du yaourt n’a jamais tué personne (si il est frais) mais les délocalisations, faire pression sur les petits producteurs, fabriquer des tonnes de plastiques, assouplir le code du travail a des répercussions concrètes sur la vie des gens (et pas des bonnes).
Comme Rudolf, nous avons des hauts le cœur sans savoir pourquoi. Le charbon des cadavres nous remonte des poumons jusque dans la gorge et notre inconscient aimerait vomir tout le mal que nous faisons “sans nous en rendre compte”, trop occupé à assouvir nos “rêves”, toujours plus nombreux.
Jonhatan Glaze enfonce le clou en nous montrant soudainement des femmes de ménage dans ce qu’est devenu le camp d’Aushwitz. Mise en abîme ultime et grandiose.
Des employés, à compter parmi les victimes du capitalisme, nettoient, comme elles le feraient dans n’importe quel bureau, cet endroit où l’horreur a pris place. Pourquoi? Pour que le business touristique quotidien puisse s’y dérouler. S’y prendront en selfie des visiteurs travaillant dans des bureaux où on y parle “growth hacking” et “scalabilité” habillés avec des vêtements fabriqués par des Ouighours.