Au bord de l’enfer.
Une famille se baigne dans un lac au milieu de la forêt. Leurs vêtement les identifient rapidement comme d’un autre siècle et leurs coupes de cheveux, caractéristiques des pays du nord à cette époque, ne se trouvent plus guère que dans certaines parties de la Russie. Puis ils rentrent à la maison,où l’impression d’une « normalité » conservatrice disparaît. Car leurs jardiniers et bonnes à tout faire sont des serviteurs et non des employés, et le mari du couple est le commandant du camp d’extermination d’Auschwitz. Le camp demeurera hors-champs, mais nous apercevrons régulièrement les étages de ses bâtiments par-dessus les murs et, surtout, sa rumeur sourdre, impitoyable, tout au long des jours et des nuits, composée d’échos et de cris, de vrombissement et de crissements, de rails, de corps de foule, mal distingués...de mâchoires, peut-être, car qui peut connaître le son même de l’horreur sur terre, sans l’avoir expérimenté, ni vouloir le reproduire ? Et puis, le vrombissement des fours qui tournent sans discontinuer.
Parler du sujet d’un tel film est difficile. J’étais à Auschwitz l’an passé et cela correspond à ce sentiment. Celui que les mots pour décrire cette visite apparaissent inappropriés car ils palissent en comparaison avec ce que l’endroit commémore et que l’on perçoit, jusqu’à paraître carrément vulgaires. A ce niveau d’horreur, il n’y a plus d’échelle ni de mots.
Il en va de même avec l’image. Le débat sur la question de la représentation au cinéma de cette extermination d’êtres humains à une échelle industrielle et des chambres à gaz est bien connu des cinéphiles, et pour tourner à côté du camp d’Auschiwtz, Jonathan Glazez a dû faire montre d’arguments et d’un sérieux très convaincants auprès de l’association gardienne (et remarquable) de ce musée unique en son genre.
Pour quiconque a vu ces murs de briques crasses par dessus les barbelés, nul doute que l’expérience du film frappera plus tôt que chez d’autres. Et peut-être aussi le poids insondable et nécessaire de sa gravité. Car cette recréation d’une maison qui existe toujours et que l’on peut voir, au même endroit, est l’ancre du film, dont Glazer confirme en interview qu’il ne l’aurait jamais tourné sans cette autorisation.
La hauteur de regard est juste. La narration évite le pathos. Le film repose principalement sur son installation, ce qui pourrait paraître une limite.
Le risque inhérent à la fiction est identifié et quand son récit nous transporte hors des murs de la maison et son quotidien, c’est au risque de perdre en force, mais cela n’arrive qu’à la fin, avant qu’une ellipse ne brise le miroir aliéné du totalitarisme où se miraient ses médiocres thuriféraires, précipitant sa conclusion.
Entre-temps, nous verrons que l’endroit fait la fierté de l’épouse du commandant nazi, quand elle en fait visite à sa mère, avec son jardin avec piscine et une grande serre entretenue par une nuée de serviteurs silencieux, à peine plus de que des ombres cherchant à se faire oublier du regard des maîtres. Sa mère qui écourtera son séjour, rattrapée par ce qu’elle entend et ce qu’elle perçoit, une nuit, en ouvrant sa fenêtre pour découvrir la source de ce vrombissement échappé d’une cheminée, qui teinte l’obscurité d’écarlate. Au bord de l’enfer. Le vrai.
Si la question de l’impact sensible d’un tel film sur une personne n’ayant jamais visité un camp se pose, la puissance de sa proposition demeure, autant que la force de sa réflexion sur notre présent. Illustration de la banalité du mal que définissait Hannah Arendt dans son Eichman à Jérusalem, c’est à un autre ouvrage de cette immense philosophe du vingtième siècle qu’il renvoie pourtant, particulièrement accessible et recommandable _ quoique potentiellement intimidant par son volume, mais vous avez toute la vie _ : Les origines du totalitarisme.