La crainte du génie est le commencement du goût disait Hugo en parlant d’Eschyles et les plus cinéphiles d’entre nous connaissent ces films-mondes qu’il arrive parfois, rarement, de croiser au hasard, et dont ils peinent sur le moment à reconnaître la suprême qualité, par crainte peut-être de ce sentiment irraisonné de leur entendement défait par l’ampleur d’une œuvre qu’ils ne peuvent concevoir.
Mais si dans le cas contraire, extraordinaire alors, d’une adéquation du goût à ce plaisir de l’âme, c’est le choc.
Napoléon vu par Abel Gance (1927) date d’une époque plus proche d’Hugo que de la notre et aura bientôt cent ans. Ce n’est d’ordinaire par le genre d’arguments qui me poussent dans une salle, pas plus que les films historiques en costumes français à volonté pédagogique, et ça n’en rend que plus dingue ce qui va suivre.
Le film s’ouvre sur la plus plantureuse bataille de boules de neige jamais vue et un soin exceptionnel dans le casting, du jeune Bonaparte dans le chapitre de l’enfance d’un chef, puis de l’adulte incarné par Albert Dieudonné, le meilleur et de loin de tous ceux s’étant essayé au rôle.
Un soin qui se confirme ensuite dans les moindres détails, des représentants du triumvirat de l’assemblée nationale de la révolution Danton pantagruel, Murat par antonin Artaud névrosé et Robespierre, qu’on croirait tiré d’un manga post-apocalyptique de Tezuka, en passant par les figures de Louis XVI et marie-antoinette et autres, jusqu’aux moindres figurants. Ce qui n'est pas peu dire! Car tandis que Bonaparte grandit et se retrouve à monter à Paris, nous voilà plongé dans l’assemblée post-révolutionnaire dont jamais ne furent montré comme ici la tectonique ordonnée sur un fil face au chaos et la terreur. C’est bien simple, on en sait plus ici en dix minutes sur l’époque qu’en cinq heures de cours d’histoire, par la grâce des détails mentionnés mais par dessus tout, à l’impact de la mise en scène. Quelles scènes de foules ! A cet égard, la volonté de Gance de raconter l’histoire par le souffle valait bien celle de Griffith, et la façon dont un orateur comme Danton les dompte évoque l’image des plus grands tribuns.
Et cela s’enchaine sur trois heure cinquante.
Une séquence en Corse aussi belle que cette île, avec des plans fixes somptueux dignes du meilleur Kurosawa, comme des caméra-épaules et travellings alternés incroyablement modernes et fluides en dépit d’une durée qui serait excessive si ne se ressentait pas la fascination profonde et passionnée de leur auteur pour son art et ses possibilités. Il en va de même quand Gance cherche à retranscrire les effets d’une tempête. Parmi les meilleures recensée jusque là, sur le pont comme en cale.
Et pour conclure cette première partie dantesque, la reconstitution du siège de Toulon avec un assaut final en nocturne sous la pluie pour respecter le fait historique _ ce dont d’autres se passeraient, comme Ridley Scott, pour privilégier le spectaculaire_ qui laisserait pantois là encore de nombreux techniciens dans la partie, à se demander les moyens utilisés pour parvenir à un tel résultat en mille-neuf-cent-vingt-sept, soi quasiment un siècle auparavant. Et si on a fait mieux depuis.
Nous parlons bien là d’un des plus grands films jamais réalisé. D’une vision subjective sur un destin, attention, que nul n’est obligé de partager.
En termes narratifs les codes ont changé bien sûr, et notre époque se concentre sur la petite histoire pour raconter la grande, à l’inverse des temps de la naissance du septième art. Mais au-delà de ce décalage, la sidération éprouvée face la modernité folle des scènes précitées déborde complètement le cadre d’une admiration à caractère archéologique, au point de convoquer sous nos yeux ce temps inconnu de nos générations pré et post-millenials, où des hommes et des femmes brûlaient la vie comme des flammes en raison simplement de la brièveté de leur existence, en ayant pour exemples des mythes avides de gloire, seuls à même de mesurer cette éternité qui nous lie.
Et l’art. Total. Sortons les grands mots pour briser le plafond. Du génie. Mais il est des hauteurs qui ne se peuvent atteindre et ce n’est pas se rabaisser que le reconnaître.. Hugo encore:
« Il y a des hommes-océans en effet ...et c'est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l'océan. »
PS & Pt 2:
Pt1: 10 / pt2: 7
Si la première partie emporte, essore. Incroyable. Donc. La deuxième, vue trois jours plus tard, n'est pas de cette ampleur. Entre brillance épique révolutionnaire et romance empesée, Gance n'échappe pas à un académisme daté. Seuls quelques éclairs, fugaces, évoquent le maelstrom ayant précédé, et les scènes où s'entrouvrent la route vers la gloireOn parle tout de même de sept heures de film aux deux-tiers incroyables... Sur ces hauteurs, on pardonne bien à Apocalypse Now redux.
Dix,don