Petite précision: en parlant des prisonniers je dis "Juifs" parce que c'est statistiquement ceux qui ont été le plus exterminés à Auschwitz, mais je n'oublie pas les Polonais non juifs, les Tziganes, les prisonniers de guerre soviétiques, des Allemands, des Autrichiens, des Français etc.
Je n'ai pas lu le roman de Martin Amis dont le film s'inspire, je vais donc me concentrer uniquement sur l'oeuvre cinématographique en tant que telle. Qu'est-ce que le dispositif de La zone d'intérêt (2024) de Jonathan Glazer? 10 caméras fixes postées à différents endroits du domaine du commandant d'Auschwitz, Rudolf Höss et de sa famille. Celles-ci sont censées illustrer sous nos yeux ce que la journaliste Hannah Arendt signifiait lorsqu'elle écrivait des articles sur la "banalité du mal". En 2 mots, la "banalité du mal" est une notion utilisée par Arendt pour exprimer sa sidération face à une forme de normalité, de fadeur qui caractérise selon elle Adolf Eichmann, responsable de la logistique lors de la "solution finale", qui consiste en l'extermination de 5 à 6 millions de Juifs . Elle a assisté au procès de celui-ci en 1961 en Israël et a l'impression qu'en quelque sorte, Eichmann est tellement banal qu'il ressemble à n'importe quel fonctionnaire chiant (entre gros guillemets). Le dispositif est réussi: à travers les sons venant du camp tels que les hurlements des prisonniers, des gardes, les aboiements des chiens, les images telles que les cheminées qui brûlent les corps ou encore les Juifs déshumanisés présents subrepticement dans le plan (comme lorsqu'un prisonnier juif doit par exemple nettoyer le sang sur les bottes d'un nazi), on a accès de manière originale à l'horreur de la Shoah. On ne verra jamais l'intérieur du camp. Sandra Hüller est très juste dans son jeu, comme c'était déjà le cas dans Anatomie d'une chute de Justine Triet. Les scènes avec Hedwig Höss (Sandra Hüller), la femme de Rudolf (Christian Friedel) permettent d'avoir un aperçu de l'indécence de cette bourgeoisie, qui discute de l'acquisition de diamants alors qu'à 50 mètres d'eux des enfants sont torturés, ou alors de voir la violence de celle-ci vis-à-vis de ses domestiques polonaises (des Untermensch, sous-humains puisque non-Aryens selon le vocabulaire nazi).
Rudolf Höss est un manager obsédé par une seule chose: comment gazer le plus de personnes dans une salle? On le voit lors de la réunion avec les entrepreneurs lui proposant un nouveau dispositif pour gazer plus de prisonniers juifs, et c'est encore plus marquant lors d'une scène de fête à Oranienburg, où lui ne fait qu'imaginer un dispositif pour gazer une salle avec un plafond haut.
J'aime beaucoup ce choix esthétique fort de débuter le film par 3-4 minutes d'écran noir avec uniquement des sons, contribuant à mettre tout de suite le spectateur à l'étroit, une forme de "huis clos sonore". Glazer nous rappelle avec brio à quel point le son est sous-exploité dans plein de films qui se contentent d'une approche binaire sans saveur (scène triste musique triste/ scène joyeuse musique joyeuse). A ce titre, cela me rappelle le travail de David Lynch dans l'excellente série Twin Peaks.
Je mets 8,5 et pas plus (c'est déjà une très bonne note, potentiellement le meilleur film de l'année) car je trouve le sujet du film pas très original si je veux pinailler et décider de la question suivante: est-ce un très bon film ou un chef d'oeuvre? On a eu des milliers de films sur la Shoah (pas tous aussi bons c'est pour ça que je mets quand même cette note), alors que j'attends toujours moult oeuvres majeures sur des génocides à Gaza, au Rwanda ou en République démocratique du Congo (6 millions de morts, autant que pour la Shoah, et la guerre fait toujours rage). Néanmoins un des aspects fascinants, par rapport aux autres films sur la Shoah (il me semble, j'ai évidemment pas une connaissance exhaustive de tous les films réalisés sur la Shoah), c'est de montrer à quel point les nazis sont obsédés par la propriété. Jonathan Glazer dit dans plusieurs interviews qu'il a voulu "faire un film sur le présent". Dans cette excellente critique du podcast "La gêne occasionnée"( https://soundcloud.com/la-gene-occasionnee/episode-66-la-zone-dinteret/s-eqvolXAPIzR?si=56dcfe42fde143bf91b4c6ff612d7aa7&utm_source=clipboard&utm_medium=text&utm_campaign=social_sharing ), François Begaudeau et L'homme qui n'a pas de prénom rappellent que malheureusement, aujourd'hui, la société française (et européenne?) se pense beaucoup moins en classes sociales que dans les années 30 où les ouvriers avaient (je pense) plus la conscience d'appartenir à une classe sociale distincte de la bourgeoisie. Actuellement, il semble en gros que le fantasme ultime des Français soit l'accès à la propriété (je ne m'exclus pas du phénomène). C'est cette part de nazisme en nous que Jonathan Glazer nous invite à regarder (même si oui je sais, les propriétaires ne sont pas tous nazis, loin de là, mais c'est une analogie intéressante ;)