Souleymane (Abou Sangaré) est un livreur à vélo, parmi des milliers d’autres à Paris. Originaire de la Guinée-Bissau, il n’a pas les papiers nécessaires et utilise donc le compte de son compatriote Emmanuel (Emmanuel Yovanie) pour tenter de gagner sa vie. Le deal est le suivant: Emmanuel lui prête son compte et en échange, Souleymane touche une partie des revenus liés à ses courses. Vous sentez l’arnaque venir?
Ce film est nécessaire pour comprendre plein de choses. Il est inspiré de la vie d’Abou Sangaré. Il y a d’ailleurs un goût du réalisme prononcé, on sent que le réalisateur Boris Lojkine vient du documentaire. D’abord, on est ici plongés au coeur du capitalisme. Souleymane, un homme du Sud, n’a pas les moyens de payer le traitement pour sa mère atteinte de schizophrénie alors qu’il est en Guinée. Il décide donc d’aller dans un pays du Nord, en France, pour gagner de l’argent et lui payer ses soins. Cependant, la beauté de la Tour Eiffel, de l’Arc de Triomphe, des Champs-Elysées est un leurre. Derrière ce luxe se cachent de nombreuses inégalités socio-économiques. En 2021, le taux de pauvreté est de 18,3% dans le Grand Paris (contre 14% en France métropolitaine). Souleymane se sera fait exploiter toute sa vie. En Guinée-Bissau, il subissait des inégalités socio-économiques encore plus marquées: le taux de pauvreté est de 26%. Il est ensuite parti en Libye. Là-bas, il a été emprisonné et torturé par les passeurs, une autre forme d'exploitation (souvent corrélée à du racisme). Arrivé en France, il est contraint d'exercer un métier de livreur majoritairement réservé aux minorités racisées.
Ensuite, jamais je n'ai vu pour l'instant un film aussi bien mettre en scène l'ubérisation de la société française. Lorsqu'on habite dans une grande ville, on voit des livreurs au quotidien. Ils sont à la fois partout et nulle part, puisqu'ils sont totalement invisibilisés dans les médias. Il était temps qu'une oeuvre cinématographique leur rende hommage. C'est un métier très difficile. Par exemple, jusqu'à récemment, les livreurs Deliveroo n'avaient pas d'assurance. Ils sont payés en fonction notamment de la rapidité avec laquelle ils livrent les repas. C'est pourquoi ils sont régulièrement contraints par cette logique économique de griller des feux rouges par exemple. Griller un feu rouge est toujours dangereux, mais c'est d'autant plus dangereux dans le trafic parisien, gigantesque jungle mise en scène simplement mais de belle manière par Boris Lojkine.
Les scènes avec les clients sont également très intéressantes, parfois les clients sont sympas ou corrects, parfois ils sont pénibles, comme la cliente dans son grand appartement parisien qui refuse un repas parce que le sac est froissé (à cause d'un accident où Souleymane a percuté une voiture). C'est également le cas bien sûr avec les restaurateurs, entre la serveuse asiatique adorable qui offre des bonbons à Souleymane, et le restaurateur qui ne cache pas son mépris pour les livreurs. La meilleure scène de cette séquence est celle où Souleymane se retrouve, alors qu'il livre sous un faux nom, à fournir des pizzas à des policiers. On voit bien qu'il est tombé sur un beauf potentiellement raciste, et que l'arrestation dépend de son humeur. Par chance pour Souleymane, il a très faim et laisse donc Souleymane repartir.
Je pourrais écrire un livre sur ce magnifique film, mais je vais boucler ma critique pour ne pas faire trop long. Je terminerai en rendant hommage au 115, qui permet à ces travailleurs immigrés de pouvoir passer au moins certaines nuits au chaud, d’avoir un repas et de retrouver un peu leur dignité. A l’heure où les médias français se fascisent de plus en plus, où la France est dirigée par des charmants personnages comme Bruno Retailleau ou Gérald Darmanin, il reste encore des gens comme Boris Lojkine qui remettent l’humain au centre de l’art.