Pourquoi vais-je au cinéma ? Pour me divertir ? Sans doute, mais les films les plus divertissants que j'ai vus, je les ai pour la plus part oubliés au bout de quelques semaines, voire jours. Non, je vais au cinéma pour CHANGER : changer de perception de la réalité, pour changer d'opinion sur des choses fondamentales de ma vie, pour changer mes relations avec ma famille, avec les amis, avec les étrangers que je croise dans la rue et que je ne reverrai jamais (La littérature aussi a cette fonction, mais le pouvoir de l'image est tel que l'impact d'un film est normalement bien supérieur). Les films dont je me souviens, dont je me souviendrai longtemps, toute ma vie peut-être, sont ceux qui m'ont CHANGE : dans mon cas, ces films ont pu être des défis conceptuels (2001 l'Odyssée de l'Espace, qui ouvre des abimes philosophiques ou spirituels à nos pieds), des révolutions esthétiques (Le cinéma de Sergio Leone qui a introduit de nouvelles manières de raconter des histoires à l'écran), des réflexions politiques ou sociales (Les films de Ken Loach, qui challengent en permanence la pensée dominante du capitalisme soi-disant irremplaçable), etc.
L'histoire de Souleymane, qui a reçu au Festival de Cannes le Prix du Jury et un prix d'interprétation pour son acteur principal, Abou Sangare (un acteur amateur dont la situation personnelle est très similaire à celle du personnage de Souleymane qu'il incarne), est un film dont je me souviendrai longtemps, toujours peut-être. Car, au delà de l'expérience émotionnelle très forte que j'ai vécu durant la quasi intégralité de la durée du film, il a changé ma vision de la réalité de la vie de dizaines de personnes que je croise chaque jour, vivant dans une capitale occidentale comme Paris, de celle des livreurs d'Amazon, d'UberEats que je sollicite, de celle des immigrés clandestins qui squattent les trottoirs dans les quartiers les plus pauvres de la ville, de celle des travailleurs sociaux et de l'administration qui gèrent la pression créée par l'immigration croissante sur les structures de la société comme sur les immigrants. Il a changé mon niveau de compréhension d'un phénomène sociétal qui est déjà le plus important aujourd'hui en Occident, et qui va encore augmenter, mais aussi mon empathie vis à vis de tous les acteurs - des plus passifs comme les plus impactants - de ce phénomène.
Pour avoir réussi à créer ce changement en moi, il a fallu que l'histoire de Souleymane soit plus qu'un documentaire. Il a fallu que ce soit une histoire parfaitement construite, écrite, mise en scène, et interprétée, avec tout le talent - considérable, en l'occurrence - de l'équipe qui a produit cet "objet culturel et politique" impressionnant qu'est ce film.
En sortant de la salle, des larmes plein des yeux (car je suis très bon public), j'ai bien entendu, cinéphile encroûté dans ses habitudes, ses tics que je suis, réfléchi aux qualités de la mise en scène anxiogène, et pourtant empathique, de Boris Lojkine - un professionnel du documentaire - ; du scénario de Lojkine et de sa complice Delphine Agut - qui refuse les banalités dues discussions du café du commerce puisque, par exemple, les plus "méchants" ici sont les autres victimes du système qui abusent de leurs "amis" et "collègues de galère" et non ls méchants occidentaux gâtés par le vie (pour être nés du bon côté d'une frontière) ; de l'interprétation du casting dans son ensemble, et surtout de ses acteurs principaux (et Sangare est étonnant de sensibilité et de finesse).
Mais j'ai surtout réalisé que ce qui tire le film vers le haut, et lui permet de transcender l'habileté de son scénario, la maîtrise de sa mise en scène et de son montage, la conviction et la crédibilité que dégagent ses acteurs, c'est sa profondeur. Car ce que nous explique le film, dès son titre, c'est que nul n'est réellement "libre", nul ne peut s'accomplir, s'il n'est pas maître et de son identité et de son histoire : Souleymane souffre parce qu'il n'existe pas dans la société française, et il souffre aussi parce que, pour exister, il doit adopter une histoire qui n'est pas la sienne, et qu'il trahit ainsi tout ce qu'il est. L'histoire de Souleymane finit sur une scène prodigieuse, littéralement sublime, de libération de Souleymane via la parole, via une réappropriation de sa propre histoire, et donc de son identité.
Et c'est ce dernier quart d'heure de film qui élève l'histoire de Souleymane vers le statut de chef d'oeuvre. Et qui en fait un film capable de nous CHANGER profondément, et durablement.
[Critique écrite en 2024]