Je n'avais pas particulièrement envie de voir ce film. Le sujet ne m'intéressait pas spécialement. J'y suis donc allé en traînant un peu des pieds, surtout que j'avais été relativement déçu par mes récentes sorties au cinéma.


Me voilà dans la salle, les lumières s'éteignent, un titre sobre apparaît à l'écran, puis un homme seul avec son vélo filmé en gros plan : un banal livreur de repas à emporter. Voici Souleyman, le héros tragique de ce film.


L'histoire est simple : nous suivons Souleyman s’accrochant à son dos comme une ombre à travers trois journées, à trimbaler des repas sans saveur, tout ça pour une seule chose; régulariser sa situation en France. La question que pose le réalisateur, et qui constitue un point fort du film, pourrait être formulée ainsi : est-il légitime de hiérarchiser les motivations de chacun à obtenir une vie meilleure ? Existe-t-il un degré dans la souffrance ? Concrètement, dans ce film, quel est le plus moralement acceptable : régulariser quelqu'un qui souhaite remplir une promesse faite à un proche malade, ou bien, un individu qui est un opposant politique ? La question se pose.


Le réalisateur semble apporter une réponse en affirmant que ces catégories sont absurdes, et le message du film est sans doute : celui d’un accueil sans distinction et donc sans limites en France. Pour remplir cet objectif, il a choisi de filmer caméra à l'épaule, avec une certaine beauté des plans d'un point de vue purement plastique, sans trop en faire, afin de rester presque un documentaire. Boris Lojkine n'est pas un inconnu du genre, puisqu'il en a déjà réalisé quelques uns.


Ce film est un travail minutieux dont l’ambition est de nous amener à une émotion finale, légitime, de charité envers Souleyman, qui devient entre-temps la figure allégorique de la cause de toutes les migrations. Mais néanmoins, il y a un malaise après la séance. On nous a appris, comme un dressage, à aimer cet homme, à entrer en empathie avec lui tout au long de sa tragique odyssée. Car qui est Souleyman ? Tout simplement un chevalier à vélo, équipé non pas d’une épée mais d'un téléphone et d'une parka de la marque K-Way. Sa vertue chevaleresque le pousse à laisser sa compagne épouser un autre homme pour qu'elle puisse vivre la vie que le destin lui refusait. On apprend que Souleyman est un fils aimant qui souhaite aider sa mère malade. C'est aussi un bon samaritain qui s'enquiert de la santé d'un vieil homme français livré à son triste sort par son fils absent. Souleyman est également un homme pieux qui plie le genou devant son dieu et n'oublie pas de lui rendre grâce. Il se bat, non seulement physiquement, mais aussi contre cette chienne de vie, et on aimerait le voir triompher, car il n'est pas de la race des salauds, mais des héros. Lors du dénouement final, c’est-à-dire l’entretien de demande d'asile, on ne peut que lâcher une larme, épuisés que nous sommes devant tant de difficultés et surtout face à un visage marqué par la souffrance physique et morale. Boris Lojkine ne nous dit qu'une chose : voilà un saint homme.


Après la séance, je pensais à une série récente qui m'avait fait le même effet, "Cyberpunk: Edgerunners". La comparaison peut sembler étonnante et même osée, mais écoutez : on nous apprend à aimer des personnages pour mieux les faire souffrir et ainsi manipuler nos légitimes émotions. Si bien que j'accepterais toutes les solutions proposées par l’auteur pour sauver ces personnages que j'aime, c’est là toute la malinité d’un tel projet. Mais cette ruse de mise en scène est d'autant plus perverse dans le film de Boris Lojkine, car elle est faite avec habileté. "L'histoire de Souleyman" est une parfaite copie de manipulation, un cas d'école. Ce n'est pas étonnant, car le réalisateur est un ancien normalien, agrégé de philosophie, une parfaite machine à apprendre et à appliquer un programme. Pour être un aussi bon élève il faut être un peu machine pour s'infliger autant de travail et de conformisme. C'est le sentiment qui transpire de ce film une fois que l'on a reposé la tête et que l'on regarde cette immense créature grotesque, qu’est ce film, prête à vous avaler en utilisant un appât magnifique nommé mise en scène. Elle est extrêmement efficace, dynamique, et évite soigneusement toute forme de mauvais goût. Le mauvais goût, lui, existe dans la perfection mécanique de ce projet sans âme.


Car, oublions le sujet 30 secondes : que n'aurait-on pensé d'une histoire, prête à vous tirer les larmes, pleine de misérabilisme ? Sans doute beaucoup de mépris. Il ne s'agit pas d'ignorer que des parcours comme celui de Souleyman existent, mais l’instrumentalisation de la souffrance à des fins politiques par la plastique, la mise en scène, paraît, elle, écœurante.

Naldra
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