Guiraudie, avec ce film, a inventé l’érection signifiante, j'y reviendrai.
Il possède une conception tout à fait personnelle de l’espace, peut-être plus marquée que chez d’autres réalisateurs. Il aime faire marcher ses personnages, les faire avaler des kilomètres. Pourquoi ? Parce que le cinéma le permet. Quel effet cela produit-il ? Dans son film, il y a peu de lieux : la forêt, la maison d’un ami d’enfance, celle de la mère d’un ami qui héberge notre héros, le presbytère, un peu d’église, un peu de route. Et pourtant, on a l’impression de découvrir un véritable territoire, ces villages français désertés où ne vivent que quelques vieillards, une ou deux familles, sans services publics ni petits commerces. La seule exception à ce désert est la gendarmerie, derrière trace de l'État.
L’histoire débute par un décès, comme s’il fallait un motif pour retourner au pays après avoir vécu en ville. Une fois sur place, on s’y plaît. Les villages ont encore ce charme des vieilles pierres suintantes, des rues pavées où l’on croit entendre encore les bruits des sabots frappant le sol. On sent l’odeur du sous-bois humide attaquant chaque muret fleuri par des escargots et la terre mord sur le bitume en mauvais état. Puis enfin, les corps de ses habitants, et c’est probablement ce qui a attiré Guiraudie dans ce lieu. Il nous propose un ballet de figures étranges : l’un avec son bec de lièvre, l’autre un géant, un Obélix, la ville en contraste affine et engrassouilli alors que les corps des villageois sont enrobés par du gras dur ; bref, ils ont des corps robustes taillés dans le bois, imparfaits mais rustiques, qui donnent une impression de solidité, et bien sûr, la peau d’une couleur particulière, rougâtre-jaune, conséquence d’un trop-plein d’alcool.
Le "système Guiraudie", si je dois le formuler ainsi, repose sur la rencontre entre un jeune homme dans la trentaine, personnage central, un ou deux hommes du même âge incarnant chacun un archétype ; le jaloux et l’être aimé, puis un homme d’âge mûr. À travers ces personnages, Guiraudie exprime sa vision des relations amoureuses et sexuelles. Et on écoute, car Guiraudie parle d’expérience. Ce qui fascine dans ses films, c’est qu’il crée un monde bien à lui, où 90 % de la population semble homosexuelle. Il ne cherche pas à utiliser des personnages hétérosexuels pour parler d’amour ; il parle de ce qu’il connaît. C’est agréable d’entendre quelqu’un qui ne prétend pas savoir ce qu’il ignore.
Il y a cette scène remarquable où le curé invite dans son lit le suspect pour lui fournir un alibi. Le gendarme les surprend, et c’était voulu. Le curé se lève, mécontent, pour le chasser, et là, on comprend par un signe tracé à l’horizontale l’amour que celui-ci porte à notre héros. Guiraudie s’amuse et nous amuse, tout en nous instruisant sur le sentiment amoureux. Chez ce réalisateur, il y a du barbare, du Conan, pour qui, lorsque l’on désire quelque chose, on le prend. Ce message, il l’envoie directement à la rétine de certains jeunes qui pensent sans doute qu'il faut faire preuve de plus de retenue, sinon ce serait perçu comme une agression. Pour Guiraudie, l’agresseur est la victime, car on ne comprend pas les réels sentiments qui l’animent. La morale guiraudienne est celle des vivants sur les morts. "Occupons-nous des vivants, laissons les morts, ils n’avaient qu’à ne pas mourir", nous dit-il, bien que par un geste, le curé semble toujours envoûté par le charme du mort. Mais n’est-ce pas le rôle du prêtre que d’aimer tous les membres de son troupeau ? Dans son film, Guiraudie nous dit, en fin de compte, le mort n’avait-il pas raison ? Mais après tout, il était source d’empêchement, de peine à jouir, si bien que dans la morale guiraudienne, il n’est pas malvenu qu'il disparaisse. Par ces amours violents, ambigus, on se dit que Guiraudie est le continuateur contemporain de Jean Genet conjuguée à l’espace où la morale n’est pas justice au sens où il faudrait respecter les règles, mais qu’elle n’est qu’amour.
Quant à Catherine Frot, seule incarnation féminine à l’écran, elle campe une vieille maman avec une maîtrise impeccable. Finissons sur le style guiraudien qui donne l’impression du réel, alors qu’il s’agit de l’exact contraire, ce que nous fait comprendre le réalisateur lorsqu’il permet à un gendarme de venir la nuit soutirer des aveux dans le sommeil du suspect. Le monde de Guiraudie est un miroir du notre qui reprend quelques éléments réels et les associes à ses propres désirs.
sur ma chaîne: https://youtu.be/uI1OeASTYMM