Je le laisse infuser longtemps, quinze jours peut-être. J'écoute en boucle des critiques, débats, lis ce qu'en dit SensCritique, en parle avec l'amie spécialiste de la représentation des camps des les arts du spectacle, relis mes notes sur Rancière, Rosset, Deleuze, puis essaie de tout oublier pour laisser entrer le vide, penser à autre chose, coucher cette expérience sur le papier, écrivant dans un but à la fois critique et plutôt réflexif, guidé par René Char : Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons ". Peut-être n'y a-t-il pas autant à chercher dans La Zone d'intérêt : simplement une expérience du sensible, un dispositif travaillant d'une part, et pour le caractère formel, sur le hors-champ, et dans le même souffle sur l'interdit de la représentation de la Shoah. On l'a compris, l'affiche, Cannes, les prix, l'argument de vente du film promet une passionnante expérience intellectuelle et sensible, plus l'un que l'autre selon le spectateur : filmer pendant une heure quarante-cinq la banalité du mal dans la maison de la famille Höss, attenante au camp d'Auschwitz dont ce parfait père de famille aryen est le commandant.
Hors-champ
Les deux lignes du synopsis relancent à elles seules les critiques et débats de ceux qui aiment à voir s'affronter *Shoah *et La Liste de Schindler en duel de catch, ou Le Fils de Saul et La Vie est belle en match de boxe. Luttes sanglantes entre, d'une part, l'élite ayant compris que la parole vaut plus que l'image et que représenter l'intérieur des camps est souiller la mémoire des déportés, biberonnée à la critique de Rivette sur le travelling de Kapò, le bas peuple inculte amateur de fictions faciles et hollywoodiennes, soulagé quand un chargement de déporté reçoit de l'eau chaude à la place du gaz, et versant une larme quand un père utilise le pouvoir de la fable pour sauver son fils. On a vu ces oppositions, on les a entendues, certains s'en sont gaussés, d'autres les ont laissées de côté pour se concentrer sur ce qui est à voir et surtout à entendre. Bien entendu, La Zone d'intérêt tient ses promesses : mais quelque chose m'a dérangé ces derniers jours, après être sorti du cinéma et avoir longtemps gardé ce film en tête. J'ai été dérangé dans le mauvais sens du terme : bien sûr, c'est l'effet recherché, et tout spectateur qui sortira dérangé, bouleversé, gêné, aura été touché par le film à l'endroit précis où le film visait. Non, j'ai été dérangé par une question opaque de traitement, un sentiment diffus que quelque chose, en tout cas dans ma sensibilité de spectateur, ne visait pas juste, jouait trop avec le contournement de la représentation, alors que c'est son principe même. Et pour la simple raison évoquée juste avant, impossible d'aimer, ne pas aimer, ou de noter ce film : on est dans un moment de cinéma qui fera date, et les sentiments sont vite mis à l'écart. On est sidérés, dans un état contemplatif, appelés à voir ce qui est à voir. Le metteur en scène François Tanguy, défunte figure de proue du Théâtre du Radeau, dit dans une entretien cité par la chercheure Raphaëlle Jolivet-Pignon dans *La Représentation rhapsodique *: " Ce que nous voyons n'est pas le code de ce que nous ne voyons pas, ce qui est à voir est très exactement ce que nous voyons, ce que nous pouvons voir. ", et cette idée de voir les choses telles qu'elles sont résonne avec ce en face de quoi nous met le film. Il appelle à une ainsité rêvée par Kerouac et la Beat Generation, à un état de présence propre à ce que Barthes dit du haïku dans L'Empire des signes : " C'est ainsi, dit le haïku, c'est tel, ou mieux encore : Tel ".
Mais que nous montre La Zone d'intérêt ? Quel " tel " ? Précisément ce qui est promis, pas de fausse promesse ici. On est embarqués dans le pré carré du couple, campé par Christian Friedel et Sandra Hüller et leurs enfants, Sandra Hüller paraissant plus froide, austère et terrifiante que son commandant de mari ; on est peut-être biaisés, car c'est elle qu'on voit à l'écran dans l'exercice de ses fonctions, dans ses journées de travail de femme au foyer, tandis qu'on imagine en fond sonore les images et sensations dans lesquelles travaillent Rudolf toute la semaine. Car ici, on parle bien de la vie de Rudolf et Hedwig et leurs enfants, leurs amis, leurs collègues : ils sont à peine les méchants, et si on sait de quel parti ils sont les hauts représentants, si on sait à quelles horreurs l'homme participe hors-champ, c'est uniquement car nous le savons déjà. Le film fait reposer Auschwitz sur un ensemble de pré-requis adressés au spectateur. Et c'est à peine si on arriverait, sans rien savoir en entrant dans la salle, en comptant objectivement les moments du film où des indices nous sont donnés qui nous permettraient de savoir de quoi on parle, à comprendre que nous sommes à dix mètres d'Auschwitz et que, de fait, le film traite de l'horreur de la Shoah par une stratégie du détour, traduisant l'interdit existentiel de la représentation par les techniques cinématographiques du hors-champ et du son. Pour qui n'aurait jamais rencontré la Shoah ni au cinéma ni ailleurs, que représentent cette réunion pour installer des fours destinés à brûler et refroidir des " chargements ", qui sont ces " pièces ", ces " têtes ", quelle est cette fumée d'usine : le film semble même jouer sur ces pré-requis quand Hedwig rit de l'amie qui pensait que la robe venue du Canada venait du nord du continent américain, et pas des possessions des détenus derrière le mur.
Il en résulte un dispositif très expérimental, jouant avec les formes : le très long fondu dans lequel disparaît le titre, puis l'écran rouge sur les premières minutes de la bande-son, composée de notes stridentes, de cris indistincts, proche de la représentation d'un enfer chrétien où les âmes damnées brûlent dans des marmites : tout au long du film, ce travail sonore évoque plutôt une représentation fantasmée de l'horreur où, parce qu'elles ne sont pas montrées, les vies des détenus sont d'autant plus indistinctes, condamnées à l'oubli. Elle est donc, formellement, la réussite du film, même si, c'est là le paradoxe, elle est l'élément principal qui contribue à la représentation. Car à quoi sert de crier partout que le film repose sur le hors-champ en filmant la maison, si l'intérieur du camp est, précisément, partout ? Jonathan Glazer semble nous faire une double promesse, dont on comprend peu comment elle se traduit dans son film : Auschwitz n'est nulle part, mais il est partout. Et, nous, spectateurs, étant face à un film qui l'évite tout en nous faisant parvenir tout ce qu'on peut entendre au dehors, on finit par se prendre au jeu : on oublie, suivant le léger arc narratif du personnage. Celui-ci nous amène d'ailleurs dehors, loin des fumées, dans un joli Oranienburg sous la neige où Rudolf caresse un chien et passe devant un orchestre : c'est beau, j'adore Ozu. On entendra un peu partout, dès qu'on s'intéresse au film, ressurgir la banalité du mal que Hannah Arendt nomme ainsi dans Eichmann à Jérusalem. Certes, Rudolf est parfaitement dépeint comme ce petit fonctionnaire pas si médiocre, justement très conscient de ses objectifs, et prêt à les améliorer : il ne manque pas d'arguments et de contacts pour conserver son poste, il est applaudi pour son rendement. Son arc narratif, qui peut sembler anecdotique en regard de l'horreur des camps, nous raconte qu'il n'est pas interchangeable. Le personnage se bat, a des ordres et les exécute, certes, mais il nous est montré dans sa densité : un personnage froid et méthodique, certes, mais rencontrez un chef d'entreprise et il éteindra comme lui les lumières de sa maison à la fin de la journée, raccrochera le téléphone, parlera de rapports et couchera ses enfants à la même heure en promettant des vacances en Suisse à sa femme. Aussi, tout comme on ne sait presque pas qu'on est à Auschwitz, on a du mal à voir le mal : il n'y a pas de banalité du mal dans La Zone d'intérêt, il n'y a que de la banalité tout court. On suit une famille dans sa vie réglée de famille aryenne, et dans ce sens je rejoins des critiques qui voient bien plus dans ce film un propos sur le capitalisme et sur un idéal de société autant allemand qu'américain, qui est aujourd'hui celui de tous les occidentaux.
L'image intolérable
Dans un chapitre du Spectateur émancipé consacré à ces quatre photographies d'Auschwitz prises à la dérobée par un Sonderkommando et largement glosées, Rancière nous parle justement de l'image intolérable, titre qu'il donne au chapitre. Pour Rancière, les deux pôles de la critique de ces images sont invalides : elles ne sont ni trop réelles pour être tolérables comme le pense Elizabeth Pagnoux, ni trop menteuses vis-à-vis de l'irreprésentable du génocide comme le pense Gérard Wajcman. Car pour Rancière, la représentation est là quoi qu'il arrive, le mal est fait, et ces deux critiques suggèrent " une opposition radicale entre deux sortes de représentation, l'image visible et le récit par la parole, et deux sortes d'attestation, la preuve et le témoignage ". Rejoignons-le et demandons-nous, dès lors, face à l'horreur, s'il ne vaut pas mieux mettre de côté nos querelles de synagogue entre l'école Lanzmann et l'école Spielberg et faire preuve d'un peu de pudeur avant de jouer à celui a la plus grosse bibliothèque pour avoir le droit de regarder des films sur la seconde guerre mondiale. Car images, photos, films, histoires, ou parole relèvent du même combat : " La représentation n'est pas l'acte de produire une forme visible, elle est l'acte de donner un équivalent, ce que la parole fait tout autant que la photographie. L'image n'est pas le double d'une chose ".
Jonathan Glazer passe son film à faire du son une image, une représentation de l'horreur qui ne différence qu'en surface d'une représentation visuelle grouillant de crânes pouilleux, de pyjamas rayés et de vers dans les plaies. Il semble qu'avant lui, Kertesz, pour avoir vécu le camp de l'intérieur, avait compris qu'il n'y a même pas besoin de s'intéresser à la maison du commandant pour qu'existe un hors-champ et qu'on soit frappées de déraison, de pensées insensées. Comment pourrait-on, nous, partir du principe que derrière les murs, il y a l'horreur, nous qui ne pouvons rien imaginer d'assez proche de la réalité, car nous n'avons pas plus que le réalisateur de connaissance de la réalité, comme ce que répond Kertesz, à peine rentré, au badaud dans le bus qui fantasme sa déportation : " Pourquoi mon garçon, s'est il alors écrié, mais je voyais qu'il commençait à perdre patience, dis tu à tout bout de champ naturellement à propos de choses qui ne le sont pas du tout ? Je lui dis : Dans un camp de concentration, c'est naturel ".
Et en effet, pas d'horreur dans La Zone d'intérêt, pas de mal, pas de torture puisque, trop obsédé à l'idée d'être plus Cannes-friendly que La Liste de Schindler, rien dans le film n'en parle. Pour nous, la vie de la famille Höss est en effet banale, elle correspond à nos attente de banalité occidentale. Mais le film exige que nous partions du principe que derrière les murs, tout est commun, indistinct, que l'horreur est la même pour tous et que chaque victime se mêle des ces cris d'hommes et d'animaux indistincts. L'Auschwitz derrière le mur est une idée d'Auschwitz, un stéréotype de camp de concentration : partout, et nulle part. Il rejoint notre acception commune, et nous faisant nous planquer vite fait bien fait dans la confortable maison que le film nous montre : je vois ce que je vois.
Attendre de cet expérience de spectateur qu'elle soit un film sur la Shoah tend à révéler ses défauts. Peut-être que je regarde trop ce film avec les yeux d'un lecteur du paysage théâtral, et que j'ai par atavisme trop d'attachement à la fiction et à la dramaturgie propre de l'œuvre, mais on ne peut décemment pas faire un film en se reposant sur ce qu'en dira au spectateur la critique cannoise, sur le hors-champ du film et sur nos connaissances préalables. Je peux filmer les feuilles de mes plantes et les revendiquer comme un terrible film sur les enfants morts à Gaza, puisqu'il dit qu'en m'occupant de mes plantes, je ne vois pas ce qu'il se passe à Gaza et je suis complice des atrocités : j'entends, abstraitement, l'argument, mais cela ne contribuera pas à mettre Gaza dans mon film, même si j'en parle partout ailleurs. A ce titre, l'expérience est probablement proche de la visite du musée d'Auschwitz, piste que je retiens pour interpréter les derniers plans. Mais n'ayant jamais visité ce lieu, je ne sais ce que j'y ressentirai. Je n'y verrai peut-être que la froideur banale et nettoyée que veut me faire ressentir le film dans ces dernières images, mais peut-être aussi que, contre les attentes du réalisateur, je me sentirai traversé par les âmes disparues, que quelque chose d'intense et d'inexplicable me paralysera, me jettera dans une crise de panique en entrant dans les chambres à gaz, me fera vomir dans un coin du musée comme le personnage dans le plan qui précède cette vision du musée.
Je ne sais pas si j'irai un jour dans ce musée dans mon pull chaud et dans un train confortable, après avoir réservé mon billet d'entrée : en revanche, j'ai horreur que les films essaient de me dicter ce qu'il faut faire et penser, et cette perspective quelque peu dirigiste de La Zone d'intérêt est à classer avec ses défauts expérimentaux formalistes : n'y a-t-il pas là, à esthétiser les sons avec une telle bande sonore, avec des à plats rouge et jaune interminables, et des images en négatif dont la cohérence narrative est énigmatique, un impudeur égale sinon pire qu'un travelling sur une main, une scène de douche à suspens ou des rires aux éclats devant la traduction des ordres d'un commandant bedonnant ? C'est ce goût doux-amer d'avoir vu quelque chose qui s'élève sur les cendres pour en faire un tableau, stimulant, choquant, intense certes mais un tableau bien orné tout de même, que m'a laissé *La Zone d'intérêt *en sortant du cinéma.