Il me paraît clair que, par rapport à son sujet, le film se protège un peu trop : le noir minable du début dont je comprends l'idée (partir du cœur de l'horreur, invisible mais audible, pour rejoindre ses à-côtés), mais qui ne provoque que du sensoriel creux, et qui fait vraiment "warning je fais un film sur la Shoah du coup je te met un écran noir de 4min avec une musique céleste au début pour bien te montrer que ça va être du sérieux" ; la musique bien lourdaude de Mica Levi ; quelques effets de montage. En se protégeant autant le film acquiert une certaine lourdeur, un côté atmosphérique qui me dérange un peu.
Ceci étant dit, je suis sidéré par la rapidité et la fluidité de la mise en scène, sa richesse documentaire (il n'y a qu'à bien tendre l'oreille au film, et lire pour s'en convaincre l'entretien de Johnnie Burn dans Libé), son montage très court-circuité, qui créé un rythme inouï. J'aime aussi que le film ose jouer sur les temps creux de la vie heureuse des Höss, observer la structure dans laquelle vit cette famille qui accomplit "toutes les recommandations du Führer", comme le dis Hedwig dans la scène où le couple discute de la mutation de Rudolf. Je suis très sensible à la dimension sociale du film : comment les gens vivaient, dans cette zone là ? Et cette dimension s'incarne d'abord par la binarité de la mise en scène, très justement assumée jusqu'au bout par Glazer. Le travelling le long du jardin avec la mère est à ce titre exceptionnel : on parle des fleurs, on voit le camp derrière, et soudain la mère parle d'une femme pour qui elle travaillait, et qui est "peut-être de l'autre côté". Plus tard, assise à la table, la mère confie qu'elle est fière que sa fille ait accédé, par le nazisme, à une classe sociale supérieure.
On reproche ici et là au film de camper sur un concept fort, épuisé au bout de quelques minutes. Moi je ne trouve pas le film si collé à un dispositif que ça. Ce que je vois, c'est un cinéaste avec un regard moral très affirmé, et qui cherche des solutions pour s'approcher au plus près de la réalité de l'extermination. J'ai lu un article qui reproche au film de ne pas aller jusqu'au bout du dispositif : il aurait fallu faire un film plus long, pour vraiment rentrer dans la contemplation de la vie matérielle des Höss, donner au spectateur à oublier ce qu'il se passe de l'autre côté, comme eux l'oublieraient dans le temps long de leur vie. Moi, j'aurai trouvé ça obscène. Je suis très content que Glazer fasse un film plus court, plus ramassé, plus chargé et plus direct dans ce qu'il veut montrer des nazis. Le comble, c'est que l'article reproche au film d'être "La Shoah à la biennale de Venise"...alors que c'est exactement ce qu'il aurait voulu voir !
L'horizon de Glazer n'est heureusement pas le contemplatif. En s'écartant justement à de nombreuses reprises de son fameux "dispositif", Glazer fait résonner la télé-réalité familiale avec le projet nazi, il fait des liens, ce qu'on peut attendre d'un cinéaste conséquent. Par sa durée, ses écarts, et peut-être même cette fin dont je n'ai pas encore saisi toutes les clés, le film sort de son côté "Auschwitz comme si vous étiez" (ça restera jusqu'au bout sa limite), pour devenir autre chose. La bande-son n'est pas composée que de sons du camp mitoyen à la maison des Höss. On entend aussi des lettres, des rapports, des documents, reçus et envoyés par le commandant du camp, qui évoquent la bonne conduite du génocide, les mots "productivité", "efficacité", "rendement". Ce sont des plans que l'on entend, et qu'on finit par voir se construire sous nos yeux, Höss assistant à une réunion nazie où l'on discute des stratégies pour tuer plus efficacement. Ces gens vivaient et tuaient selon des plans, des plans qui communiquaient secrètement entre eux, et donc vivre à côté de la machine de mort était possible, voilà ce que le film montre. Sa froideur scientifique est son atout, sa stratégie, pour donner à penser cette communication.
Et puis, c'est un film qui ne refuse pas la beauté, il y a une harmonie des plans, un secret, un rêve même. Les poèmes de déportés qui s'inscrivent à l'écran, la fleur rouge qui devient écran monochrome, et plus globalement le côté "maison hanté" qui sourd des séquences nocturnes. Les morts sont là. Höss rentre du camp, la nuit, il traverse chaque pièce, éteint les lumières, remarque sa fille prostrée près d'une fenêtre, elle paraît comme un fantôme terrifiant. Höss abuse d'une déportée dans son bureau, descend au sous-sol de la maison, dédale de couloirs labyrinthiques pour s'y laver le sexe. Höss tout le long du film marche et traverse des couloirs. Le dernier est le plus impressionnant : derrière lui, l'obscurité totale, et de l'autre côté, une brèche temporelle, et peut-être aujourd'hui, l'aujourd'hui du camp, avec ces femmes de ménage polonaise qui nettoient tous les jours les instruments de morts qu'il a inventé. Nettoyer pour rendre visible, enlever chaque trace de poussière, c'est le geste que fait le film, couvrant tous les axes, ne ratant rien de ce que produit une vie planifiée, obéissant "à toutes les recommandations du Führer".