Permettons-nous une introduction polémique : tous les réalisateurs et tous les cinéphiles savent - sauf ceux qui, pour des raisons idéologiques ou commerciales préfèrent faire semblant de ne pas le savoir -, depuis Rivette et son article sur le travelling de Kapo, ou au moins depuis Lanzmann et son Shoah, qu'il y a des choses que le Cinéma ne peut pas montrer en utilisant sa panoplie habituelle d'artifices spectaculaires, et que ce qui s'est passé dans les Camps d'extermination en fait partie.
Et c'est en totale cohérence avec cette pensée que Jonathan Glazer, metteur en scène rare et précieux (nul n'a oublié l'expérience radicale de son Under The Skin...) a construit cette Zone d'intérêt, qui montre avec la bonne distance et la juste absence d'empathie la vie quotidienne de la famille de Rudolf Höss, commandant du camp d'Auschwitz, occupant une jolie maison jouxtant ce même camp. Le film est semble-t-il inspiré du livre de Martin Amis, mais Glazer s'est approprié le concept pour en faire un pur objet de cinéma, à la fois intellectuellement solide et émotionnellement dévastateur.
Au cours de la première moitié de la Zone d'intérêt, pas loin d'être parfaite, on regarde donc avec incrédulité et dégoût l'existence littéralement monstrueuse d'une famille allemande "ordinaire", à quelques mètres d'un lieu où se perpétue l'une des pires abominations de l'histoire de l'Humanité. Que nous ne verrons jamais à l'image, mais qui sature littéralement la bande-son, faite de hurlements, de coups de feu, de grondements des fours, de passage des trains. C'est imparable, c'est juste, c'est extraordinaire. C'est accablant. On sait d'ailleurs qu'après avoir tourner ces scènes, la grande Sandra Hüller, terrifiante ici, a dû faire un long break pour pouvoir revenir à son métier d'actrice.
Le problème de la Zone d'intérêt est qu'il aurait dû être réduit à ces plus ou ou moins 45 minutes initiales, ce qui en aurait fait un film parfait. Car, malheureusement, à partir de là, Glazer ne sait plus quoi faire, tente des choses (ce qui est bien), et finalement démonte, contredit même ce qu'il vient de construire (ce qui est mois bien). La longue scène nocturne en caméra thermique est superbe, mais inutile. La seconde partie du film, qui montre le fonctionnement administratif de l'Holocauste, est comme une version réduite - donc finalement moins forte - du formidable la Conférence de Matti Geschonneck. Le fait de montrer que la conscience du Mal gangrène Höss dans les dernières scènes prend le risque de l'humaniser, ce qui est la dernière chose à faire. Tandis que la conclusion avec la visite contemporaine du musée d'Auschwitz, en dépit de l'excellente idée de se focaliser sur le travail du personnel d'entretien du site, ne fait que répéter ce qu'on a vu ou lu tant de fois ailleurs, la nécessité du travail de mémoire.
Rien dans cette seconde partie n'est réellement critiquable, mais tout dilue l'impact de ce qu'on a vu avant. Et c'est terriblement dommage.
[Critique écrite en 2024]