A chaque film sur l'Holocauste, on entend la question suivante : comment représenter l'indicible ? Parmi la florilège de films (pour les trois-quarts hollywoodiens) qui traite de ce sujet, il y en a deux qui sortent du lot : Shoah de Claude Lanzmann (1985) et Le fils de Saul de László Nemes, trente ans plus tard (2015).
On peut mentionner à ce sujet l'article de Rivette sur Capos ("De l'abjection") ou la critique de Lanzmann faite à Spielberg à propos du suspens dans la séquence des douches de La Liste de Schindler (!) : tous en revenaient à dire, on ne peut montrer ce qui ne saurait être réprésenté.
Un choix de mise-en-scène radical puisque tout est laissé à l'imagination du spectateur (pas d'images de référence des chambres à gaz, non-plus) qui de l'horreur ne voit rien mais perçoit tout quand même, et privilégié ici aussi par Jonathan Glazer pour sa Zone d'intérêt.
Chez Lanzamnn, il s'agissait de se refuser aux images d'archives pour ne montrer que ce qu'il restait, ou plutôt ne restait pas, des abominations nazies et collaborationnistes, avec des images au présent, qui répondent à l'impératif mémoriel : l'abscence des six millions de morts. Chez Nemes, la caméra suivait sans coupes un père persuadé d'avoir reconnu son fils au milieu de cadavres, sans cesse collée à son personnage, que le cadre s'obstinait à extraire d'une horreur qu'il ne montrait jamais, toujours hors-champ, mais que le son laissait deviner.
Glazer reprend le procédé puisqu'il se concentre ici sur Rudolf Höss (commandant d'Auschwitz) et sa famille, que quasi aucune personne juive n'apparaît à l'écran quand bien même la proximité spatiale entre oppresseurs et opprimés soit réduite (la fameuse "zone d'intérêt), et que tout est laissé au hors-champ (encore), avec un travail sur le sound-design sophistiqué et oppressant.
C'est comme si Le procès de Jérusalem d'Arendt se matérialisait là sous nos yeux : le film se déroule cliniquement, à la manière des "solutions" imaginées par les nazies pour répondre à la "question juive", et chacun y tient sa place. Il faut que la machine tourne, littéralement, à l'image des fours crématoires dont le bruit tapisse le fond du film, en boucle.
Mais ni le bruit ni les odeurs de morts ne semblent déranger les Höss, couple d'opportunistes à qui seul le confort bourgeois importe. Glazer vient place sa caméra dans les angles de pièces, comme pour sonder, observer, même espionner l'intérieur matériel et psychique de ces immondes personnages que rien ne vient bouleverser dans leur stabilité. Il laisse hors-caméra ce qui ne saurait être filmé, pour aller de l'autre côté, chez les nazis, dont le petit quotidien est narré tandis qu'autour d'eux un massacre est en cours.
C'est ce contraste entre ce qu'on sait déjà et ce qui est montré qui vient créer un malaise terrible ; car ces gens-là avaient une famille à aimer, des enfants dont s'occuper, des plantes à arroser, une maison à entretenir. De cette banalité des actions représentées en contraste avec le caractère "exceptionnel" du génocide naît un inconfort certain qui fait de La zone d'intérêt un autre grand film sur la Shoah.