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Adorno mentionnait en 1949 dans son Kulturkritik und Gesellschaft :

  • « Écrire un poème après Auschwitz est barbare ».

Presque 75 ans ont suivi cette citation, et l’humain revendique toujours son droit à représenter l’irréprésentable, à dire l’ineffable et à philosopher sur l’inconcevable. De prime abord, il est intéressant de constater que, malgré le sujet centenaire, La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, sorti en 2023, (qui porte le nom de la zone interdite par les SS, d’une distance de 40 km aux alentours du camp) procède à des marques d’énonciation bien intéressantes, et replonge ainsi le débat de Lanzmann au cœur de l’actualité filmique et artistique : comment donc reproduire artistiquement la Shoah ? Loin du documentaire post-résistancialiste amnésique ou du poétisme historico-dramatique1, La Zone d’intérêt a pris le parti d’une représentation visuelle innovante, celle de ne pas (complètement) montrer l’horreur des camps. Plus précisément, de ne pas montrer ce que l’on s’attendrait à voir. Véritable tour de force postmoderne, qui établit de simples et longs plans d’ensemble, témoins d’une réalisation lente et prégnante, forçant le spectateur à sentir le passage temporel dans un cadre aussi peu prompt à ce genre d’expérience, redéfinissant l’esthétique même de la période. Définition deleuzienne du cinéma en tant qu’image-temps, permettant au spectateur de ressentir l’ontologie du temps et de sa durée à travers la structure filmico-narrative2. Ici, ce qui importe, ce n’est plus la succession d’actions, c’est la vie elle-même, ses lenteurs, sa durée… La vie quotidienne d’un gardien de camp, telle qu’elle pourrait l’être pour un gardien de phare. La mise en scène n’a pas plus grand intérêt que sa sobriété déconcertante. Elle contemple les personnages qui habitent l’espace ainsi que le temps qui passe. C’est un travail monumental qu’a engagé Glazer en brisant une représentation classique de cet événement. Il propose une narration visuelle originale à propos du débat de Lanzmann et de celui de Resnais. Nous montre-t-il les camps ? Nous montre-t-il l’horreur ? Ou nous en prive-t-il ? Les travellings le long du mur, laissant l’horreur en hors-champ, les disputes conjugales, l’anniversaire des enfants, et la décoration florale du fameux mur sont autant de séquences finement choisies par le cinéaste pour s’attarder sur la routine de Rudolf Höss : commandant du camp d’extermination, mais aussi chef de famille, père, époux, beau-fils et administrateur du camp. Là encore, l’aspect administratif est une ingénieuse idée pour envisager une nouvelle forme de représentation historique. Les chambres à gaz sont discutées ici non pas pour l’indigne souffrance qu’elles causèrent, mais par leur optimisation ergonomique, et ainsi économique. Les chambres à gaz sont alors des plans au sol et une conversation dans le salon à l’heure du thé. Mais ne nous détrompons pas, l’horreur est tout à fait présente dans l’œuvre, toujours actualisée par la conception sonore. Les longs plans routiniers à la Jeanne Dielman, ainsi que les phases en vision thermique3, comme les séquences contemporaines dans le musée d’Auschwitz, narrativement indépendantes du tout organique et propre au cinéma postmoderne, n’ont pas plu à toutes et tous, que d’aucuns nommeront d’expérimentales, ou de « chiantes ». Mais le son, quant à lui, put frapper vraisemblablement la plupart des spectateurs. Je repense – encore – à Deleuze, qui définissait le gros plan du visage comme une force irréductible, hors des capacités intellectuelles, un espace de connexion entre le film et le temps réel (si je ne m’abuse) que l’être humain ne peut ignorer ; et j’ai ainsi repris cette fonction du premier plan avec les cris humains. Disons que, au premier plan sonore, nos neurones miroirs ne peuvent que prêter attention – tout comme le fameux gros plan du visage – au cri humain. Le cri, c’est la naissance et c’est la mort, langage universel constamment sollicité dans ce film. Il y a cette séquence, merveilleuse infamie, où une contre-plongée montre Rudolf qui se contente d’observer, sans grands remous émotionnels, la Calamité. Je repense alors soudainement à cette séquence de La Chute du faucon noir, où un soldat américain en Somalie demande à son compagnon de ne pas utiliser son arme trop proche de ses oreilles, mais, le danger arrivant, n’eut d’autre choix que de tirer et ainsi exploser les tympans de son camarade. Une des rares fois où j’ai senti une viscérale peur sonore4. Enfin, le son dans ce film ne se contente pas d’une séquence isolée, au contraire, il est constamment actualisé dans la quotidienneté, comme l’horloge du bureau que l’on finit par oublier – ou pas. À cette horreur dans la banalité, la famille ne semble pas y prêter forte attention. Le film assume somptueusement cette dérangeante dichotomie entre l’habitude devant l’horreur (ou l’horreur devant l’habitude). Je prends pour exemple les courts dialogues de l’actrice Sandra Müller (la femme de Rudolf) qui menace sa servante polonaise, dans la plus simple banalité, de la réduire en cendres, tout comme ses compatriotes. Glazer n’a certainement pas pris ce projet au hasard, habitué d’une mise en scène lente et brutaliste (que l’on a pu voir dans Under the Skin, par exemple), il s’attaque ici à la représentation même de la Shoah, débat quasi séculaire qui semble avoir été reprogrammé dans La Zone d’intérêt. Une durée lente où le temps semble finalement exister pour faire cohabiter une banalité dans un contexte affreux. Banalité constamment réactualisée par une ambiance sonore atroce et des séquences en visions thermiques qui, telle une distanciation brechtienne, ne cessent de nous rappeler l’œuvre fictive que l’on a sous les yeux, et questionne notre rapport aux images. Le film nous connecte au mal quotidien, réel, qui se cache dans la routine bovarienne. Si Jeanne Dielman, précédemment mentionné, avait pour but de confronter son spectateur à l’ennui transcendantal d’une femme au foyer, peut-être que ce film-là nous propose lui aussi un nouveau regard sur l’histoire et les conditions humaines, un regard propre à la durée essentielle du cinéma, épuré de procédés narratifs et filmiques classiques qui n’auraient sûrement pas aussi bien servi la vision de Glazer. Peut-être était-ce le film dont nous avions besoin pour créer des esthétiques nouvelles et des représentations éthiques de l’ineffable horreur sur le continent des ténèbres.

Notes :

1: Nuit et Brouillard de Resnais et Shoah de Lanzmann sont deux films que je pense fondamentaux dans l’éducation civile et citoyenne.

2: De longs plans couplés à une narration circulaire sur la routine de la famille.

3: Ainsi nommées dans le scénario original.

4: Notamment dans le cadre de films historico-dramatiques, et de fait, réalistes. Je mets ici à part le cinéma d’horreur.

SimonLC
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le 15 oct. 2024

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