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Et si notre quotidien le plus banal masquait lui aussi l’indicible ? Avec La Zone d’intérêt, Jonathan Glazer nous plonge dans un dispositif me semble-t-il inédit : entendre sans voir, ressentir sans comprendre pleinement. Dès les premières minutes, l'écran noir et la bande-son assourdissante établissent une tension implacable, annonçant un film où l'horreur des camps d'extermination reste hors champ, dissimulée derrière un simple mur de béton, mais toujours présente, toujours oppressante.


Ce choix narratif et formel pousse à une réflexion sur la normalisation de l'horreur. En filmant la famille du commandant Höss dans son quotidien paisible, Glazer met en lumière une autre facette de la Shoah : le projet sociétal qui la sous-tend, où l'idéal de vie et le progrès individuel se construisent sur une barbarie invisibilisée mais omniprésente. Ce contraste est renforcé par une mise en scène minimaliste : un format 1.78, une photographie délavée, et des caméras fixes évoquant une télé-réalité ou un appartement-témoin, renforçant ainsi le sentiment de voyeurisme du spectateur. Les personnages, filmés en plans moyens, évoluent dans une banalité presque parodique, insensibles aux échos du drame qu'ils savent pourtant se jouer juste derrière le mur.


Combiné à un irréprochable travail de production design, le film nous plonge dans une immersion saisissante, tel un véritable voyage temporel qui recrée avec une précision irréprochable l’atmosphère familiale et administrative du IIIe Reich. Chaque détail, du mobilier à la texture des costumes, en passant par les objets du quotidien, semble avoir été méticuleusement conçu pour authentifier cette reconstitution historique. Pour les passionnés d’histoire, le film s’impose comme une démonstration visuelle efficace, offrant une vision glaçante et réaliste qui tient brillamment ses promesses sur un sujet aussi complexe que celui du IIIe Reich. Ce décor n’est pas simplement un arrière-plan, mais un véritable levier narratif, révélant la banalité troublante de l’horreur et renforçant l’impact émotionnel du récit par sa force symbolique et immersive.


Si le début du film frappe par son intelligence et sa puissance symbolique, le dispositif atteint rapidement ses limites. À force de refuser de montrer directement le drame, La Zone d’intérêt s’enferme dans une mécanique qui peine à se renouveler. Le montage sonore continu et la répétition des scènes de vie domestique créent une sensation de redondance. Glazer, conscient de ce piège, tente d’introduire des ruptures formelles – fondues au noir et au rouge, visions nocturnes, scènes en négatif – mais ces effets paraissent souvent gratuits ou sur-signifiants, affaiblissant la portée du film.


La dimension symbolique, omniprésente, devient elle aussi parfois trop appuyée. Des scènes comme l’utilisation des cendres humaines pour fertiliser les roses, que la femme Höss fait ensuite respirer à son enfant, versent dans une surenchère métaphorique qui frôle le malaise. Ces moments, bien qu’efficaces sur le plan émotionnel, soulèvent la question de la légitimité de certaines représentations indirectes par rapport à celles, plus frontales, d’un Spielberg dans La Liste de Schindler.


En fin de compte, le film apparaît comme un exercice conceptuel proche du cinéma de Lars von Trier, Michael Haneke ou Yórgos Lánthimos, fait pour séduire un certain type de critique festivalière. S'il propose une réflexion fascinante sur la banalité du mal et le déni au cœur de l’Histoire, il semble aussi prisonnier de son propre dispositif, tournant en boucle dans une démarche plus théorique qu’émotionnelle. La Zone d’intérêt est un film ambitieux et troublant, mais dont la radicalité formelle finit par éroder l’impact.

Le-Pitt
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le 25 janv. 2025

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