On comprendrait presque, à l'issue d'une telle salve, que Louis Malle ait été contraint à l'exil (même dans la France des années 70), et ce d'autant plus qu'il avait déjà marqué les esprits quelques années avant avec Le Souffle au cœur sur une thématique bien différente. Le décor est celui de juin 1944 dans le sud-ouest, près de Moissac, peu après le débarquement des Alliés en Normandie. Le film est entièrement dédié à la trajectoire du jeune ado de 17 ans, Lucien Lacombe, une trajectoire pour le moins erratique, chaotique, alternant entre tous les pôles antagonistes de la période et absolument pas mue par un quelconque idéal ou une quelconque conviction politique. Lucien Lacombe, c'est avant tout un ado qui voulait rejoindre le rang des résistants parce que son père avait été arrêté par les Allemands. Après avoir essuyé plusieurs refus, Louis Malle montre comment il intègrera la gestapo par hasard, un soir de couvre-feu, alors qu'il était bourré et en retard — drôle de résonance avec notre époque sur ce point précis. C'est ainsi avec une conviction tout aussi molle qu'il passera du côté de la collaboration, initié par l'alcool et la peur dans un premier temps, puis motivé par le sentiment de puissance que cette position lui procurait ensuite.
La collaboration selon Louis Malle (tout comme la résistance, en creux, et c'est bien cette partie-là du discours qui fit des étincelles à l'époque de la sortie du film) apparaît comme un événement anodin, une décision parmi tant d'autres, une conséquence noyée dans le flot des actions quotidiennes. Le regard posé sur Lucien Lacombe est d'une neutralité presque totale, une neutralité perturbante évidemment, imposant un détachement désagréable vis-à-vis des atrocités qu'il commet. La continuité entre les différentes étapes de son engagement est le point central du discours : c'est le hasard qui le fait se rapprocher du maquis puis de la gestapo, c'est l'attrait pour une fille qui le fera renoncer à certaines obligations de collabo. Dans la même thématique, il y a une continuité évidente dans son détachement, et on voit bien qu'il tue une poule (une décapitation impromptue à la main qui restera en mémoire) avec autant d'indifférence qu'il reproduira l'oppression de ses supérieurs à l'égard des indésirables. Dans la lignée des bizarreries produisant une certaine dissonance, Malle va jusqu'à faire figurer deux Noirs dans les rangs de la gestapo, en s'inspirant d'un fait historique — deux des tortionnaires de la gestapo de Bordeaux étaient martiniquais. Le tout sur fond de Django Reinhardt...
Pour questionner l'héroïsme ou l'horreur de l'engagement, selon le point de vue, quel choix idéal que celui d'avoir retenu Pierre Blaise dans le rôle principal, un acteur non-professionnel, bûcheron de formation — et accessoirement mort à 20 ans, l'année suivante, dans un accident de la route. Il s'intègre parfaitement dans cette toile de fond d'époque pour illustrer les comportements au quotidien, pour construire ce personnage qu'on aimerait qualifier d'innocent capable malgré tout de se soumettre à des pulsions barbares. La démarche ne brille pas nécessairement par sa perspicacité ou sa subtilité, mais ce personnage incarne très bien le hasard des circonstances qui fera de lui un collabo, résultat de la manipulation des autres, et qui lui donnera accès au statut social qu'il n'avait jamais pu envisager. Ce qui lui plaît, c'est l'échappatoire, la possibilité d'oublier les humiliations passées et de s'emparer des privilèges du pouvoir — le tout sans véritable idéologie, on le voit bien, il s'y connaît mieux en armes et en costards qu'en politique, à tel point qu'il confond juif et bolchévique. Lucien Lacombe n'est pas d'une nuance sans faille, mais il a le mérite de prolonger clairement le malaise.
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