Le territoire des morts, de la zombification d'un système.
Land of the Dead produit par The Science of Sensation, Pan-européenne, Wild Band, Atmosphere Entertainment, réalisé par Georges Romero, le maître du genre, propose de décrire un avenir proche, des survivants barricadés dans une ville bunker où ils vivent encore dans le souvenir de l'ancien monde. Des zombies s'organisent pour prendre d'assaut cette cité réputée imprenable. Kaufman, autoproclamé chef de la cité, engage un commando de mercenaires pour contrer les attaques de ces morts-vivants d'un genre nouveau...
« Voici quelques temps déjà, les cadavres reviennent à la vie et se nourrissent des vivants. Toute personne qu'ils mordent devient comme eux. Ne quittez vos maisons sous aucun prétexte. Ils semblent survivre en mangeant de la chair humaine. Ce ne sont ni vos voisins ni vos amis. Ils ne le sont plus. »
-« Je lui ai mis un fer à friser dans la tête. » « Il faut les détruire au plus vite, nous n'avons pas le temps d'organiser d'obsèques. Tant que nous serons vivants, ils ne seront jamais rassasiés. Si jamais ces gens ont une capacité à penser. »
-« Les villes sont en état de siège, ils créent des avant-postes pour piller les villes comme des hors-la-loi. Ils essaient d'être nous. »
-« Non, ils étaient comme nous et ils essaient de le redevenir. »
-« Je crois pas, une espèce de virus les fait se relever mais il y a une grosse différence entre nous, ils font semblant d'être vivants. »
- « C'est pas ce qu'on fait, semblant d'être vivants ? »
Un trio de zombies se pavane dans un kiosque à musique, jouant maladroitement du trombone. Des grappes d'êtres en décomposition avancent dans la ville, de nuit, de jour, chaotiques, insolidaires, et aveuglément enragés.
-« Il y a un bon gros paquet de merde cette semaine »
- « C'est ça la vie, l'astuce c'est de ne pas tomber dedans. »
L'abjection contenue par ces corps destructurés contamine la sensibilité du premier venu tant par les morsures que par le regard. Leur simple présence au monde semble signifier le délitement de tout paravent civilisationnel et de toute intention de sublimation, de transcendance. Le zombie semble rivé à la pourriture, à la mort, en lui conférant le pouvoir du vivant, de l'effectif. En donnant corps, odeurs, couleurs, sons, à ce qui est censé disparaître de l'horizon mondain. Le refoulement de ce qui doit disparaître mais au contraire se duplique et envahit l'horizon constitue l'abjection menaçante. Car si des êtres ne sont pas vraiment des êtres mais ont la possibilité de cohabiter avec ceux qui prétendent détenir cette authenticité, alors la collusion charrie un risque de basculement irréversible vers l'informe, l'infrahumain, l'inframonde. Un monde en-dessous du monde, des esprits sous les esprits, des corps sous les corps. Une autre vie derrière la vie, une autre mort derrière la mort. L'inorganique défiant l'organique, la dissolution des formes et des ordres au profit d'une anomie délétère, d'une plasticité sans contours ni fin. L'espace-temps du zombie est indéterminé, impensé, sa conduite l'est tout autant. Il peut dévorer sa filiation, ses parents, ses enfants, lui-même. Les remparts civilisationnels sautent devant sa déréliction acharnée, mettant les foules bien portantes face à une terrible contradiction, le respect dû aux morts ne peut être pratiqué quand ils sont vivants. Des morts qui s'invitent chez les vivants, habilités par leurs chairs et leurs instincts à pourrir la tranquille habitude de dissimuler cet inframonde. Le territoire zombifié vient contredire l'utopie d'un cosmos bienveillant, finaliste et harmonieux, il est l'anomalie révélatrice du chaos sans fond ni forme. Son irréductibilité contre-nature affirmée dans le sang et les tripes tient à sa part de décomposition définitive, qui ne s'allie à d'autres que pour les perdre après avoir mutilé leurs corps et leurs raisons. Dans Land Of the Dead, il prend la figure sociale de l'exclu, du pestiféré qu'il faut éliminer pour ne pas rompre le paradis climatisé que l'humanité tente de maintenir à distance de sa corruption élémentaire.
Corruption qui plonge le singulier dans l'indistinction des viscères fumantes. Les zombies ne semblent pas avoir de sexualité à proprement parler, leur orgasme se révélant dans la dévoration de l'altérité.
- « Les fleurs dans le cimetière sont des fleurs célestes qu'on voit au paradis. »
Il est question de feux d'artifice capables d'attirer en extase par leurs lumières pétaradantes les hordes zombifiées.
« -On dirait que Dieu s'est mis aux abonnés absents, ma poule. »
« -Les morts sont aussi bêtes que moi. »
« -Oui mais t'as appris à te rendre utile. »
« -Eux aussi. »
Le zombie, c'est la désintégration de l'être-là, il est au monde sans y être. Il peut survivre, mais le fait d'être en vie n'est pas ce qui le caractérise. Il vit comme malgré lui, il ne cesse de se décomposer. Il représente un double involutif de l'homme en bonne santé. Il aspire lui aussi à perdurer, proliférer, goûter, consommer, assouvir ses sens, mais il le fait sans volonté consciente, poussé mécaniquement par sa pulsion de mort qui ne s'éteint jamais. Il avance en aveugle, de façon asymétrique, ne connaît que la prédation et l'inertie, son essence semble relever d'une putréfaction qui ne s'accomplirait jamais jusqu'à son terme, bloquée dans son processus dissolvant par cette soif de recommencement organique permanent. Là où tout pousse au contrôle du corps, à son perfectionnement programmatique, lui se démantèle et se fragmente sans cesse.
« -Tous ces gens qu'on ne pouvait pas blairer, Kaufman en avait fait nos ennemis. »
« -Il faut à tout prix qu'on mette la main sur l'éclaireur de la mort. »
Le complexe pour milliardaires Fielder's Green que gère un inévitable archétype de capitaliste cynique (Kaufman, alias Denis Hooper) verra ses clôtures électrifiées finir par rompre devant l'afflux de nouveaux-venus, nul n'en doute dès les premiers plans. Il trône devant les fleuves aux ponts condamnés, gardés par des filles ornées de fusils automatiques.
Dans les zones délabrées de la ville où les humains s'amusent encore, les zombies prisonniers servent de divertissement, sont exposés en créatures de foire, d'arènes, de cibles d'entraînement, on peut les torturer, les éliminer sans questionnement quelconque. Pourtant, les zombies peuvent se découvrir eux-même, venir à la conscience de leur déchéance. L'équipe de mercenaires employée par Kaufman est chargée d'en exécuter le maximum au quotidien. Elle est notamment composée d'un mexicain revanchard, (Cholo alias John Leguizamo) qui veut sa part du gâteau financier, d'un rescapé d'incendie défiguré (Charlie, Robert Joy), d'une prostituée vindicative (Slack, Asia Argento), et d'un blond normatif au profil de sauveteur des mers (Riley, Simon Baker).
Dans un monde où les morts reviennent à la vie, le mot ennui perd beaucoup de sa signification.
Mais ces marcheurs purulents avides de chairs humaines sont-ils des cadavres ambulants ?
Nul ne le sait, il faut juste tenir le peuple à l'écart de ses déambulations, via jeux et vices. Faire ce qu'il y a à faire pour ne pas les voir. Ils semblent apeurés et hagards plus qu'haineux. Leur surgissement avide les rend pourtant dangereux.
« -Charlie, pourquoi tu mouilles ton canon ? »
« -Pour attraper la lumière. »
« -J'avais un petit frère qui s'est fait mordre, il a fallu moins d'une heure pour qu'il se transforme. »
« -Et qu'est-ce qui s'est passé ? »
« -Je l'ai abattu. »
Cholo voudra se retourner contre le grand patron, quitte à ouvrir la brèche du complexe aux zombies s'il n'obtient pas la réparation qu'il estime lui revenir de plein droit. La ville s'entredévore.
Kaufman se décide à partir, oui mais où ?
Là où il veut. Il a juste à faire ce qu'il a à faire, tirer sur ses collègues. Car tous les autres peuvent être remplacés. Tout ce qui n'est pas lui. Il s'écriera à la vue des zombies approchant son complexe, "mais ils n'ont pas le droit !"
Et pourtant ils le prendront, ravageant tout sur leur passage, et dévorant les mets et les corps repus.
Finalement, une histoire d'ingestion, de déglutition, de corps béants à rassasier. Les fleurs célestes n'ont plus d'effet sur les zombies.
-« Mais il y a plein de gens ! »
- « Tous ces gens sont morts. Tire Charlie. »
Oui, il ne resterait plus qu'à tirer quand on ne comprendrait rien de cet autre qui vient, sans conscience, sans ce fameux « vouloir-vivre ensemble », déchu de tout statut ontologique, se projetant silencieusement ou en grognant sur l'autre, autre qui ne serait plus que proie. Sorte de rien, de nullité déformée, le zombie assumerait pour nous le fond archaïque de contingence absurde, de clôture morbide qui enserre nos inconscients, sa déchéance organique portée en étendard d'un néant non pacifique.