Il est de certains films comme de certaines femmes qui semblent aussi inaccessibles que telle étoile qui brille de mille feux*…
Alors que je venais de prendre mes habitudes dans un petit cinéma de quartier, le film Laura m'avait occasionné un coup de foudre. La séance était prévue à la fin du mois, la bande-annonce était alléchante, l'actrice était superbe… Hélas, le rendez-vous sera raté. "En raison de travaux, la projection du film est reportée à une date ultérieure, veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée." Et bientôt la salle fermait définitivement pour laisser la place aux promoteurs et se transformer en supermarché.
C'est dire si Laura m'avait laissé une grande frustration à l'époque. Pendant quarante ans, pas moyen de voir ce film parce que, ben je travaillais tiens. J'avais fini par me faire une raison. J'étais tombé sous le coup d'une malédiction, l'Ora et labora, comprenne qui pourra.
40 ans plus tard…
En fin de compte j'ai pu voir le film chez moi pendant la grande tristesse du confinement. Quel effet m'a donc fait Laura après toutes ces années? A vrai dire, comme c'est souvent le cas après une longue attente, c'est la déception qui prévaut. Laura ! Y a tant de phrases qu'on dit, que je ne vous dirai pas, comme disait un acteur ayant joué chez Godard**. Je ne dirai donc pas que le film est très bavard, que c'est du théâtre filmé en NB, que par la volonté d'Otto Preminger les protagonistes masculins sont négligés et suscitent peu d'empathie bien que ce soit eux qui occupent l'écran la plupart du temps, comme le chroniqueur Lydecker (Clifton Webb ) poseur, cynique et prétentieux, comme le détective bourru McPherson (Dana Andrews) fasciné par un portrait de Laura, ou comme le terne play-boy Carpenter (Vincent Price). C'est probablement l'un des seuls films où Vincent Price est terne! Quant au personnage de Ann ( Judith Anderson), la tante de Laura il n'a aucune utilité si ce n'est de faire diversion. Je me garderai d'écrire que ceux qui crient au chef d’œuvre ont été envoûtés par le mythe de Gene Tierney plus que par le film. Je ne vous dirai pas enfin que Laura, censée être morte, n'intervient qu'au bout de 20 minutes bien longues, ressuscitée par l'Opération Du Saint-Esprit, une méprise générale sur l'identité de la victime. Non, le vrai film n'est pas là. Je pourrais dire que Laura est le portrait d'une femme insoumise, cherchant sa liberté en dehors de toute case imposée, que d'ailleurs l’œuvre est tirée d'un roman de Véra Caspary également auteur du scénario de Chaînes conjugales, mais ce n'est pas la Laura du film qui est une femme mystérieuse et réservée... Je vous dirai seulement que la principale qualité du film, et elle est loin d'être négligeable, c'est Gene Tierney qui est d'une beauté rarement vue à l'écran.
Laura Hunt est un rêve de McPherson, et notre rêve de spectateur en même temps.
A partir du moment où McPherson s'endort commence un autre film, le film culte, c'est à dire l'histoire de la résurrection de Laura rêvée par McPherson, c'est à dire l'histoire d'amour fou impossible entre Laura Hunt et le spectateur. Lydecker est-il coupable ou innocent, peu importe. Laura aura échappé avec le temps à son metteur en scène et à son époque pour devenir un film mythique de l'histoire du cinéma.
*Pétrarque le grand poète n'a cessé dans le Canzoniere de sublimer l'échec de son histoire d'amour avec Laure de Sade. Au cinéma aussi les plus belles histoires d'amours sont bien les histoires d'amours impossibles.
**Johnny Halliday bien sûr
[critique écrite en 2020]