Laurence Emmanuel James Alia est un homme qui aime les femmes, trop (comme chez François Truffaut), beaucoup, passionnément, à un point même qu’il voudrait en devenir une. Et puis Laurence aime tellement les femmes qu’il en est devenu une au fond de lui, tout petit déjà, en prison dans un corps d’homme. En fait, Laurence serait une sorte d’homme lesbienne, ou de transsexuel hétérosexuel. Gay ? Homo ? Pédé ? Même pas. Laurence n’en a cure. Laurence veut simplement être une femme tout en continuant à les aimer, et puis il aime surtout Fred, une fille au nom de mec (on jurerait du Almodóvar d’il y a vingt ans). Au-delà des façons, des préjugés et des poings dans la gueule, Laurence est un homme qui veut être une femme, une vraie, au regard de l’autre et de tous les autres.
Changer le regard de ces autres justement (magnifique et très drôle première séquence au son de If I had a heart de Fever Ray), c’est l’un des thèmes rutilants de ce Laurence anyways fécond et ambitieux. Un autre encore ? C’est l’histoire d’amour compliqué entre Laurence et Fred, histoire en lacis enlacée qui doit composer avec les désirs engloutis de chacun : être une femme (pour Laurence), être avec un homme et avoir un enfant (pour Fred). Xavier Dolan, déjà trois longs en quatre ans, se pique au mélo flamboyant, à l’étude de genre(s), entremêle passé, présent, possible avenir, et continue à faire du Dolan, mais en mieux qu’avant, en plus "adulte" quoi. Couleurs pop, cadres stylés, BO d’enfer, dialogues enlevés, moins de ralentis, moins de chichis et moins de manières.
Il y en a toujours évidemment, Dolan est un indécrottable garçon, mais ses manières font encore leur effet, et très souvent (la scène en boîte de nuit sur The funeral party de The Cure, celle où Fred va dans une soirée très "revival Palace" au son du Fade to grey de Visage). Sur 2h40, elles s’estompent, elles s’effilochent, s’égrènent face à la grande histoire de Laurence qui s’étendra sur dix ans. Dix ans pour s’accomplir et devenir enfin, d’un simple prof de français encore hésitant à porter des jupes en cours, une poétesse mondaine revendiquant le no limit entre la norme et le marginal ; "Des robes longues pour tous les garçons habillés comme ma fiancée, pour des filles sans contrefaçons maquillées comme mon fiancé".
C’est un film en décalage, paradoxal et qui ne plaira pas à tout le monde (à l’image de Laurence, si belle pourtant en perruque noire et foulard au vent). Paradoxal parce que brouillon, mais hyper maîtrisé, imparfait mais attachant, trop long tout en passant vite, sans doute plus amène avec trente minutes en moins alors que chaque scène semble importante, à sa place, jamais inutile. "C’est spécial" oui, mais c’est tellement bon. Fantasque et lyrique, sonnant et trébuchant, le film brille de mille feux (du strass, du gloss, du tralala). Et dans ses flammes bigarrées, Dolan fait encore une fois montre de son talent monstre, l’air de rien mais genre diva hipster quand même.
Et Laurence bordel ? Laurence, c’est Melvil Poupaud, génial et émouvant en homme désemparé puis en femme de traviole au look improbable, mais qui arrache. Qu’il se maquille, arbore des pulls aux imprimés en folie ou brave les couloirs du lycée en talons hauts (sur le mix entraînant du Moisture de Headman), Poupaud incarne à merveille cet homme cherchant à exister comme n’importe quel(le) autre et devant tout le monde (les gens, sa mère, son père, Fred…). Suzanne Clément est carrément fabuleuse elle aussi en petite copine d’abord compréhensive, puis agacée de ne pas pouvoir aimer Laurence tel qu’il est (quand elle gueule, éructe son désespoir sur cette pauvre serveuse dans ce pauvre restaurant, le temps paraît soudain s’arrêter), soumise malgré elle à un conformisme de base qu’elle chercherait à exécrer pour de vrai (et pour Laurence). Dolan cherche ainsi le garçon, la femme libérée, libertine à la rigueur, et s’interroge, la moue charmeuse : l’homme est-il vraiment une femme comme les autres ? Faut croire que oui.
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