Grâce à un petit héritage personnel, Claude Chabrol, alors jeune critique aux Cahiers du cinéma, produit lui-même son premier film, réalisé avec le concours efficace d'une bande de copains réunie dans un village de la Creuse, Sardant, au cours de l'hiver 1957-58. Il ne coûtera que 42 millions de francs et symbolisera, dans le monde vieillissant du 7e Art, l'irruption de la jeunesse.

En novembre 1957, Françoise Giroud, qui avait le sens des formules, écrivait dans l'Express : - " la Nouvelle Vague arrive !" - L'image était lancée. L'année suivante, la France, pays conservateur, allait se doter d'une nouvelle Constitution et placer à la tête d'une société, prospère mais vétuste, un vieux militaire qui savait dire non à la fatalité : Charles de Gaulle.

La Nouvelle Vague fut au cinéma un mouvement d'une ampleur exceptionnelle comme le sera la Ve République et cette vague secouera vigoureusement un art qui avait pris l'habitude de ronronner paisiblement à l'abri des grandes convulsions innovantes. Et Le beau Serge sera considéré comme le manifeste de cette Nouvelle Vague cinématographique. " Confrontation, dans le cadre très minutieusement décrit d'une campagne pauvre, de deux types de jeunes hommes, fort opposés et néanmoins amis " - dira de son film le réalisateur lors de sa présentation au public. Il ajoutait qu'il s'agissait là " d'une traversée des apparences". En effet - poursuivait-il - au-delà des apparences, une vérité doit peu à peu de dégager pour le spectateur : l'instable, le complexé, le fou, ce n'est pas Serge mais François. (...) En somme dans "Le beau Serge" se juxtaposent deux films : l'un dans lequel Serge est le sujet et François l'objet, l'autre dans lequel François est le sujet et Serge l'objet. Par définition, c'est le premier de ces films qui apparaît tout d'abord. L'idéal pour moi est que l'on soit sensible à l'autre".

Le beau Serge est, naturellement, un titre ironique. Serge ( Gérard Blain ) s'avère être tout sauf beau, lorsque François ( Jean-Claude Brialy ), son vieil ami, débarque dans sa ville natale.

François est revenu dans son village natal pour une convalescence. Il avait souffert d'une maladie grave et vient y chercher le repos et la tranquillité. Mais il ne trouve rien de tout cela. La vie de son ami s'est dégradée fortement. Serge est marié à Yvonne, qui l'adore, mais qu'il méprise injustement en raison de leur premier enfant, mort-né.
Il boit presque sans arrêt en compagnie d'un homme plus âgé appelé Glomaud, qui peut ou peut ne pas être le père de Marie, la sirène locale. La propriétaire de la pension de François lui indique que Marie se " fiance" avec un homme différent chaque jour. Marie est joué par Bernadette Lafont qui réussit, malgré ses 19 ans au moment du tournage, à rendre crédible ce rôle de bombe sexuelle.

Chaque événement ajoute à l'incompréhension entre François et les villageois. Lors d'un bal, il s'oppose soudainement au traitement qu'inflige Serge à Yvonne. Il suit Serge dans la rue et ils se battent. Obstinément, François reste dans le village pour exécuter ce qu'il croit être une action rédemptrice.
Il commence à neiger. Une nuit, avec Serge presque ivre-mort, François est au chevet d'Yvonne qui est en train d'accoucher de son deuxième enfant. Il se dépense sans compter pour faire venir le docteur, puis pour retrouver Serge qui s'est sauvé.

Le docteur est pessimiste sur la survie de l'enfant. Apparemment affaibli par le froid, François sort une fois de plus pour se mettre en quête de Serge. Il le trouve dans une grange et doit le traîner dans la neige. Une fois arrivé, il le réveille avec une poignée de neige, au moment où les cris de son fils brisent le silence.
Rien de gratuit dans ce long métrage où tout se réfère à une symbolique. En cela se reconnaît la fascination qu'exerce sur Chabrol son maître Hitchcock. Le psychanaliste et l'ésotériste ont ceci de commun que, cerbères du domaine des songes, ils sont les détenteurs de son trousseau de clefs. Le beau Serge présente une suite de scènes subjectives qui nous plongent dans le monde du désir immédiat. Et bien qu'il n'y ait pas de réel conflit dramatique, il y a du Tennessee Williams dans cet opus où l'on plonge dans le même ennui prégnant, la même infinie tristesse. Chacun dans ce village cherche un refuge : Serge et son beau-père dans l'alcoolisme, Marie dans la nymphomanie, le prêtre dans le réconfort sans doute illusoire des belles paroles. Jusqu'au bal, moment privilégié pour s'affronter. Au milieu de cette petite société, la femme de Serge est la seule qui conserve intact son amour de la vie. Elle est l'élément positif, celle qui refuse de fuir, de se fuir.

Quant au film, il se déroule à la manière d'un ballet où les êtres tour à tour se cherchent, s'évitent, s'épient, se quittent, selon des affinités le plus souvent illusoires. S'il fallait le définir d'une phrase, on pourrait dire qu'il s'agit d'une ré-animation dans le sens de " rendre le souffle", de rendre à la vie à des personnages enkystés dans leur morosité. A ce village qui se meurt, François vient apporter une bouffée d'oxygène, redonner un second souffle à une micro-société fantomatique. Par ailleurs, Chabrol a su donner à chacune des scènes le tempo de l'halètement et le photographe l'impression d'un enfermement dans un espace où l'air ne cesse de se raréfier jusqu'à l'oppression. Aussi le premier cri de l'enfant qui vient de naître correspondra-t-il au retour à la vie et à l'espérance.
abarguillet
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le 6 juil. 2013

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