Il est triste de voir une œuvre répudiée par la critique sur des critères exclusivement moraux, liés ici à l’hypocrisie que manifestent les personnages les uns par rapport aux autres. Et si Le Bonheur des uns... investit l’hypocrisie, c’est moins pour l’adopter en tonalité d’ensemble que pour en faire un thème qu’il traite et décline en le confrontant à un autre thème, en l’occurrence la notoriété littéraire. Aussi, il s’interroge sur la propension de la littérature à dénuder l’humain, à le révéler dans ses contradictions, dans ses angoisses, dans sa méchanceté fondamentales, qu’il s’agisse de l’autrice qui dévoile son regard porté sur le monde ou de son environnement direct, composé de son compagnon et de ses amis. L’hypocrisie devient le conservatoire puis l’expression d’une franche jalousie devant le succès pour un couple – essentiellement Karine – qui perçoit la réussite de Léa comme un miroir lui renvoyant sa propre médiocrité ; et il n’est pas anodin que le cheval de bataille soit artistique dans la mesure où l’art détient en lui un potentiel de discrimination, réservé à une élite.
Le long métrage confronte donc deux mouvements : d’une part l’immobilisme de Karine et de Marc qui, terrassés par la découverte du talent de Léa, en arrivent à nier la réalité en plaquant des systèmes préconçus, d’autre part la liberté de l’artiste que la société reconnaît sans tenir compte de son origine sociale, en témoigne la profession de Léa qui passe de vendeuse à écrivaine. Les deux couples voient leurs membres se redistribuer : Karine et Marc rejettent le succès d’autrui parce qu’ils y lisent leur échec singulier, Léa et Francis expérimentent à partir de leur passion, l’une réussissant brillamment, l’autre explorant diverses activités – tailler un bonzaï, cuisiner, sculpter un cheval qui devient l’épouse. Quatre personnages, quatre réactions à la réussite qui font que les relations amicales et amoureuses se percutent, se délitent et se refondent à mesure que l’individuel s’articule au collectif.
Porté par de très bons acteurs, mention spéciale à Bérénice Béjo, François Damiens et Vincent Cassel, Le Bonheur des uns... réussit à imposer son écriture très théâtrale des situations sans tomber ni dans la théâtralisation figée de sa mise en scène ni dans l’entassement d’effets de réalisation tape-à-l’œil : en résulte une œuvre homogène et aboutie qui offre une belle réflexion sur la notoriété contemporaine, doublée d’une envie irrésistible d’aller à la rencontre de ces nouveaux auteurs et autrices d’aujourd’hui qui ont beaucoup à nous apprendre d’eux et de nous-mêmes.