S'il y a bien un sujet sur lequel nous ne nous lasserons jamais de gloser, c'est sur l'invasion toujours plus rampante et insidieuse de la logique capitaliste dans tous les domaines de notre vie. Nous voilà encore assis tranquillement dans notre canapé, à regarder un énième documentaire dénonçant les dévoiements entraînés par l'irruption d'une logique économique dans un domaine pourtant bien éloigné de ces considérations.
Au premier abord, "le business du bonheur" ne nous déloge pas de notre zone de confort. Consacré aux étroits liens entre la thérapeutique et le capitalisme, le documentaire souhaite ouvrir le champ réflexif d'un impératif contemporain, "la recherche du bonheur", afin d'en dénoncer les impasses. Le synopsis est donc simple et alléchant : comment un discours en apparence tout sourire est-il en vérité plus insidieux qu'on ne le croit ?
Le documentaire adopte une approche transversale, survolant plusieurs points clés de la problématique : de l'avènement du développement personnel aux États-Unis à son frère siamois la psychologie positive, en passant par l'approche dite-scientifique du bonheur et les liens ténus entre politiques et apôtres du bonheur à vendre. Le documentaire prend le temps de développer chaque élément à l'aide d'exemples et de visuels précis. Les intervenants sont savamment sélectionnés, puisque nous avons une majorité des "spécialistes" du sujet : Julia de Funès, Nicolas Marquis, Carl Cederström... le documentaire a même l'honnêteté de faire intervenir le chantre en la matière, Martin Seligman, ainsi que plusieurs professeurs de psychologie positive ! Le résultat est donc agréable à suivre, joliment ficelé, suffisamment intéressant pour que nous n'ayons pas notre portable en main lorsque nous le regardons.
Mais on ne va pas se mentir.
Pour ceux qui auraient déjà réfléchi au sujet, ce documentaire ne leur apprendra pas grand chose. D'abord parce que la quasi-intégralité du propos suit la progression du "Happycratie" d'Eva Illouz (elle-même interviewée), avec très peu d'ajouts. Ensuite, parce que nous retombons toujours sur nos pattes : les capitalistes font des trucs de capitalistes, les politiques font des trucs de politiques. Le développement personnel n'est pas la solution unique à nos soucis. Derrière un discours en apparence sain se cache des choses pas très saines. Voilà, emballé c'est pesé, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles, il n'y a pas vraiment d'éléments nouveaux pour perturber notre ordre interne.
Comme la majorité des œuvres sur le sujet, "le business du bonheur" n'abordera pas vraiment les possibilités d'une lutte. Ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose. Attaquer un tel sujet est un exercice bien plus périlleux qu'on ne le croit, car il est très facile de tomber dans plusieurs écueils. D'abord, la critique gratuite des méchants capitalistes qui ne cherchent que le profit, critique qui n'amène rien au débat et nous enferme dans une réponse radicale fermant le champ des questions. Ensuite, blâmer le développement personnel de manière frontale et univoque (un problème que j'aborde dans ma critique à propos du livre de Julia de Funès) alors qu'on ne peut pas nier le fait que certaines personnes peuvent y trouver un appui secourable, entre autres. On ne peut cependant s'empêcher de se dire que certains sujets auraient pu être poussés plus loin, que des ponts auraient pu être faits entre certains champs de réflexion.
Pour ne prendre qu'un exemple : à bien regarder l'avènement de la psychologie positive, on ne peut que constater que Seligman n'a fait que poursuivre la logique d'une méthode scientifique appliquée au domaine de la psychologie. De son point de vue, c'est donc une démarche tout à fait rigoureuse. Mais qui a comme effet de produire des banalités et des tautologies. Ne faudrait-il donc pas plutôt réinterroger les bases idéologiques de l'approche scientifique de la psychologie ? Est-il par exemple vraiment rigoureux de faire des études sur l'impact de tel facteur sur "les dépressifs", comme chaque dépressif était forcément identique à un autre ?
Mais Arte reste Arte. Nous en resterons là, sur une introduction somme toute bien engagée.
Il est déjà exceptionnel de pouvoir assister à ce type de documentaire sur une chaîne publique.
N'oublions pas de garder nos œillères ouvertes car le problème de la psychologie contemporaine ne fait que commencer.