Plusieurs années après l’affaire dite du Challat – un homme à moto lacérant le postérieur des femmes à coups de rasoir dans les rues de Tunis –, Kaouther Ben Hania, accompagnée de son opérateur, décide de relancer cette enquête non élucidée. Derrière l’apparente banalité du traitement « réaliste » (équipe réduite, caméra à l’épaule), la cinéaste ne propose rien de moins que d’interroger la nature insaisissable du réel, quand la perception humaine achoppe aux rivages dispersifs et impénétrables du monde qui l’entoure. Dans quel contexte une rumeur prend-elle forme ? Comment se construit et s’entretient une légende ?


Cette quête à l’origine du projet, qui est avant tout une quête de vérité, passe bien entendu par la parole donnée aux différents partis, aux multiples points de vue portés sur l’affaire, sans négliger celui de la cinéaste elle-même. Dans Le challat de Tunis s’élabore une conscience aigue et responsable de la complexité inhérente à la vérité, entendue comme matière opaque, éclatée et somme toute relative, à mille lieues de la conception unilatérale qu’en dressent nos sociétés (l’irréfutable « objectivité » médiatique). Lucide, Kaouther Ben Hania n’entend pas tant révéler une quelconque vérité que questionner l’essence même du concept, par le biais d’un dispositif hybride, où vrai et faux tissent un complexe réseau d’échanges et d’interpénétration, à tel point qu’il semble impossible de démêler le véridique de l’invention. Ainsi, cette logique d’impureté contamine autant le propos (qu’est-ce qu’une légende sinon qu’un savant mélange de fantasme et de vérité ?) que sa mise en forme (à mi-chemin entre fiction et documentaire).


Quand Kaouther Ben Hania s’éloigne de ces considérations é(s)th(ét)iques sur le réel, pour faire dans le film à thèse, on perd en profondeur et en unité ce que l’on gagne en maladresse de discours et en puissance de ton. La figure du Challat cristallise les problématiques sociétales de l’époque dans une région du monde plus que jamais confrontée à la crise de la modernité, en particulier dans la place accordée à la femme et la question du corps comme enjeu politique. Dès lors, un simple fait divers se fait symbole, et l’enquête sur un événement singulier devient le vecteur d’un portrait de société. La cinéaste s’attelle autant à retrouver le supposé coupable (quels sont ses motifs, sa personnalité, ses conditions de vie ?) qu’à recueillir la parole des victimes ou à analyser l’impact du fait divers sur la société.


En un paradoxe fameux naît de cette forme très souple une capacité à faire émerger de l’enquête, donc de la confrontation avec le réel, des situations proprement édifiantes, qui confinent à la plus totale absurdité, jonglant sur le fil ténu qui sépare l’horreur de l’humour. À ce titre, la cinéaste ne manque pas de souligner, tout au long d’un cheminement narratif imprévisible, l’incongruité d’un certain archaïsme patriarcal à l’heure de l’égalité des droits. Ainsi, les actes du Challat ne manquent pas de fervents admirateurs à l’origine de projet des plus douteux (un jeu vidéo où l’objectif est de lacérer le plus de jeunes femmes aux tenues « incorrectes », un appareil d’analyse d’urine qui rend compte du degré de pureté sexuelle d’une jeune femme). Le discours ouvertement féministe, bien que légitime, reste cependant trop à sens unique pour convaincre : au-delà du constat accablant, il manque une certaine prise de recul, susceptible d’interroger les agissements de chacun dans toute leur complexité. Si les parti pris de Kaouther Ben Hania ne tiennent pas sur la durée, son Challat de Tunis reste un objet hybride et inventif tout à fait intéressant.

CableHogue
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le 31 mars 2015

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