Le Château dans le ciel
7.9
Le Château dans le ciel

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (1986)

[SPOILERS]


Malgré les apparences, il est possible de s'ennuyer devant Le Château dans le ciel, l'oeuvre ayant tout d'abord répondu à un fantasme cinéphile férocement entretenu à l'aube des années 90 : pas encore présente sur nos écrans, l'arlésienne de Miyazaki s'était déjà taillé une réputation de classique définitif. Une oeuvre précieuse mais invisible donc, comme le château lui-même ! Seuls quelques fans se l'étaient procurée dans une version en import hors de prix. Insidieusement, le spectateur français qui n'aura découvert Miyazaki qu'à partir de Princesse Mononoké, dix ans plus tard, a de quoi déchanter devant ce travail de 1986.


Comme un fait exprès, l'attente est le principal motif du Château dans le ciel, cette impatience fébrile à la vue d'un élément hors du commun. Si la sortie progressive des anciens Miyazaki fut une aubaine, les attentes du public francophile ont pu être biaisées par ce désordre involontaire, ce film de 1986 étant donc sorti en 2003. Soit un an après Chihiro chez nous, et un an avant Kiki la petite sorcière (daté de 1989), film qui allait ensuite céder la place au Château ambulant, bel et bien daté de 2005 pour sa part. Après cela, l'ancêtre Nausicaa débarqua à son tour en 2006. De quoi mettre en danger les qualités intrinsèques de certains longs-métrages...


Pour être honnête, l'auteur de ces lignes a longtemps considéré Le Château dans le ciel comme un beau film vieilli, comme une pièce de musée davantage qu'un classique du genre. Et en effet, ce film-là est l'un des rares Miyazaki à proposer un méchant pur et dur, sans presque aucune nuance, uniquement obsédé par une soif de pouvoir aveugle. Nous sommes loin du combat mené par Dame Eboshi, des inquiétudes du papa de Ponyo, ou encore des règles tordues que Yubaba infligeait à ses sujets et à elle-même. Il n'est jamais trop tard pour changer d'avis, et le temps a permis de digérer les divers coups de boule utopistes assénés au public français par cette distribution aléatoire.


Car Le Château dans le ciel n'est rien moins qu'une promesse. Pas celle d'un artiste à son public, plutôt celle qui se forme et se déforme d'elle-même entre les lignes de fuite, se noie dans les regards émerveillés puis défie l'horizon, déracine les croyances et donne vie aux chimères. Exposant les caractères avec un humour des plus chaleureux, le film contraint sciemment ses protagonistes à prendre leur envol, à défier la gravité. Et la promesse qui se fait jour, de tableaux dantesques en instantanés aériens, est celle d'une destination unique, dont on ne revient pas sans accepter d'y laisser une part d'enfance en contrepartie.


C'est là le plus beau paradoxe du Château dans le ciel. Récit amoureux où aucun baiser n'est échangé, l'oeuvre permet à tous ses personnages, sans exception, de s'accomplir, y compris ceux qui courent à leur perte. Enfin arrivé sur le lieu dont il est l'héritier, le militaire et stratège qui fait feu sur les enfants y finira frappé de cécité, interdit de voir son propre royaume s'effondrer puis s'élever jusqu'aux étoiles, Miyazaki laissant d'ailleurs l'homme périr hors-champ. Néanmoins, si chaque individu atteint ses objectifs intimes, le scénario cristallise tous leurs rêves sur un seul et même objectif : percer le secret qui hante les nuages et fait parler la pierre.


Il faut d'ailleurs voir avec quelle facilité les alliances se font et se défont au cours du récit, Pazu et Sheeta changeant de camp au gré des circonstances. Et si Miyazaki célèbre les pirates au nez et à la barbe de l'autorité militaire, ce n'est pas seulement par obligeance philosophique. Rarement a-t-on vu, dans son cinéma, une famille aussi heureuse d'être ensemble, aussi unie. Ni parents transformés en porcs, ni père absent pour son travail en mer et encore moins d'orpheline élevée par les louves ici. Les pirates du Château dans le ciel, grands gamins aux ordres d'une mère forte comme cinq hommes, comptent parmi les personnages les plus drôles créés par le Japonais.


Cette notion de famille va de pair avec l'adieu consenti par le personnage de Pazu, jeune garçon cerné de machines gigantesques au sein d'une mine remplie de mâles robustes, et bientôt arraché à son foyer pour partir à son tour en quête de la cité volante. Issus d'une famille recomposée ou individualiste manipulateur, les personnages n'en sont pas moins réduits à écouter la nature en même temps qu'ils défient ses conditions météorologiques. Héritage complexe, le pendentif de Sheeta est ainsi dépeint comme une boussole issue de la roche, cristal faussement muet qui force un vieillard à lui tourner le dos, l'homme étant trop faible pour en soutenir l'éclat.


Si les créatures non-humaines ont cette fois déserté le paysage et que la nature semble en sourdine, l'auteur exprime à nouveau, avec cet objet précieux, tout le respect qu'il porte à une planète dont les forces mettent constamment à l'épreuve l'arrogance des hommes, jusque dans un final où la soif de pouvoir mène au désir de régner sur une terre à l'abandon, seulement habitée par quelques gardiens paisibles. Un château où le temps a uni machines et plantes, nature et robotique, des cadavres mécanisés se mêlant aux lianes qui entourent sa base terrestre. Une idée symbolique de plus, rappels nécessaires au coeur d'une histoire où deux enfants manquent d'être tués à bout portant.


Au spectacle désolant d'une âme empoisonnée, Miyazaki préfère le risque d'une innocence perdue, la photographie arrachée aux cieux par un père disparu devenant, sous les yeux d'un fils téméraire, l'incarnation d'un souvenir inoxydable. Ainsi, l'oeuvre offre davantage de spectacle et d'aventure que l'on ne saurait en exiger d'un récit à hauteur d'enfant. En 1953, Paul Grimault laissait le robot géant du Roi et l'oiseau nous quitter dans une posture abattue, très proche à l'image du Penseur de Rodin. A contrario, Miyazaki arrogera au sien le droit de revenir d'entre les morts, défiant les flammes jusqu'au sommet de l'édifice pour s'élever dignement face à une jeune princesse en péril.


Est-il possible de mesurer aujourd'hui le poids d'un tel travail sur notre imaginaire, ne serait-ce que par l'influence qu'il a pu avoir sur les artistes américains et européens ? Serait-on capable, en torturant nos mémoires saturées, de retrouver toutes les empreintes que son sens du détail a pu laisser à notre insu ? Y a-t-il seulement un rêveur, depuis 1986, qui puisse lever les yeux sans songer à ce poème rétrofuturiste beau comme une jeune fille tombée du ciel ?

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le 23 nov. 2015

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Fritz_the_Cat

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