Après Dostoievski, c’est à rien moins que le Macbeth de Shakespeare que Kurosawa s’attelle. Dans un Japon ancestral, et placé sous le signe d’un noir et blanc brumeux, un lieu fantomatique émerge de nuages qui se déchirent sur la terre noire, au milieu duquel s’érige un tronc, seul témoin de la présence du château éponyme.
Les chants solennels et lugubres d’un chœur d’homme accentuent la gravité d’un témoignage qui remonterait aux origines obscures de l’humanité telle qu’on la connait : violente, dévorée par la passion, fratricide et bien faible face aux forces surnaturelles qui la gouvernent.
Le récit balance entre deux pôles : celui de la nature, forêt mystérieuse et noyau originel, entouré ou entourant, au choix, la lande oppressée par une brume immuable. C’est le lieu des prophéties, le hors-scène théâtral dans lequel on se perd (les nombreux allers-retours de Washizuet Miki dans les sous-bois ou dans la purée de pois en témoignent) où l’on écoute un discours supra humain qui nous dépasse et nous détruira. C’est le lieu duquel surgissent les armées adverses, qu’on ne verra presque jamais, perpétuant la tradition théâtrale et la filiation de Kurosawa avec le maitre qu’il adapte. A l’autre extrémité, les intérieurs, du château et des pièces qu’occupe Washi, de plus en plus vastes et épurées, métaphores austères d’un pouvoir grandissant qui l’isole dans la folie. Seul repère de ce faste carcéral, son épouse Asaji, lady Macbeth blafarde et glaçante, écho de la sorcière sylvestre dans son pendant humain, pragmatique et assoiffé d’ambition.
Tout le génie tragique de l’intrigue se loge dans ce rapport à la prophétie : y croire devrait impliquer qu’on s’y soumette et qu’on attende de voir advenir les événements heureux. Mais les provoquer enraye la machine, d’autant que la prédiction implique un revirement par l’accession au rang suprême du fils de l’ami le plus cher… Ainsi, lorsqu’on annonce à Washizu qu’il capitulera lorsque la forêt bougera jusqu’au château, il décide de ne plus croire au surnaturel et de le voir comme une annonce de son invincibilité. C’est donc bien par la monstruosité et la déraison que l’homme pense pouvoir outrepasser sa condition et égaler celle des dieux, rengaine éternelle de tous les récits fondateurs. En résulte des cloisons maculées de sang, des éructations de plus en plus outrancières – Toshiro Mifune s’en donne à cœur joie, puisant dans la tradition japonaise du No pour déshumaniser son personnage – et une folie qui réveille progressivement l’entourage terrorisé, l’exhortant à affirmer son humanité pour rétablir l’équilibre.
Dans cette descente aux enfers de l’ascension meurtrière, la nature reste toujours le rempart et la garante des limites. Les prises de vues absolument sublimes des lambeaux de brouillard et de l’agitation des arbres en avancée vers la forteresse occasionnent des séquences mémorables, tout comme la mise à mort du tyran, San Sebastian sur la coursive criblé de flèches.
La fable sanglante des dérives du pouvoir a puisé dans la terre noire et les excès humains pour délivrer avec une intensité rare ce souffle qui provoque terreur et pitié : rarement un film aura à ce point incarné jusque dans sa pellicule la catharsis.
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