On savait à l'époque le prestigieux studio Madhouse en mauvaise santé financière, mais pas que. Devenu filiale d’un grand réseau de chaînes télévisées japonaises, le célèbre studio fondé entre autres par Yoshiaki « Ninja scroll » Kawajiri a dû faire face à plusieurs bouleversements. Décès de certaines de ses figures emblématiques (Satoshi Kon bien sûr, mais aussi Osamu Dezaki, cofondateur de Madhouse), départ de quelques-unes d’entre elles (Mamoru Hosoda notamment, partit fonder le studio Chizu), ou Masao Maruyama, également cofondateur et qui a travaillé sur Le chien du Tibet)… Par extension à ces états de fait, Madhouse s’est révélé impuissant en ce qui concerne l’achèvement de Yume Miru Kikai, le dernier film de Satoshi Kon, principalement en raison de difficultés à financer l’animation des quelques 900 plans indispensables à la finalisation du long-métrage. Mais d’ici à ce que l’on constate les conséquences éventuelles de tout cela, il est de bon ton de conserver un certain optimisme en se remémorant quelques propos rassurants de Maruyama, tout en profitant au mieux de l’arrivée des œuvres récentes issues de notre asile de fous préféré, surtout quand elles débarquent dans les cinémas français. Ça tombe bien, c’était précisément le cas du Chien du Tibet, première coproduction entre le Japon (Madhouse, donc) et la Chine (China film group corporation) de l’histoire du cinéma d’animation.
Une collaboration qui a, sans surprise, mis beaucoup de pression sur les épaules de Masayuki Kojima. De son propre aveu, le cinéaste japonais a reconnu avoir vécu une toute autre aventure qu’à l’époque de Piano Forest, son premier – et très beau – long-métrage. Et il faut bien admettre que si l’on décide de se baser sur ce dernier pour juger les défauts qui parsèment Le chien du Tibet, on s’en doutait un peu. Certes, d’aucuns ne verront rien d’autre ici qu’un réalisateur qui passe souvent à côté de son sujet. L’impression majeure que laisse le long-métrage est en effet celle d’avoir vu deux films en un. D’un côté, la vision d’un Kojima décidé à traiter avec une certaine sauvagerie de l’être humain, tout autant dans son rapport à la nature (multiples et superbes plans larges qui replacent l’Homme au cœur de son environnement) qu’à son côté animal. De l’autre, le récit qui en découle, au traitement comique hors sujet (ou mal négocié, au choix) et ne s’adressant qu’à un jeune public auquel on ne le voit pas destiné a priori. On peut néanmoins mettre en doute cette vision des choses, ou en tout cas la questionner.
En 2007 sortait donc Piano Forest, premier film de Masayuki Kojima, jusque là rôdé aux séries télévisées. Et première réussite pour cette captivante histoire réunissant deux enfants pianistes que tout oppose. Au gré d’une mise en images empruntant au fantastique (et à Goshu le violoncelliste, de Takahata) de quoi sublimer ses thématiques et passages musicaux, Kojima évoquait le fonctionnement d’une société japonaise aux règles strictes et immuables, qui sanctionne les transgressions et fait se confronter des individus conditionnés à être les meilleurs. Un premier long extrêmement prometteur dans la mesure où l’on retenait avant tout la faculté qu’avait Kojima à faire naître l’émotion à des moments où on ne l’attendait pas forcément. Une qualité que l’on retrouve, bien qu’amoindrie, dans Le chien du Tibet (le dogue qui découvre le cadavre de son maître). Hélas, ce dernier emprunte et décuple ce qui empêchait Piano Forest d’être un grand film : son manque de subtilité.
Au point que l’on ne parlera plus de manque mais tout simplement d’absence. Reste que si Piano Forest s’avérait un brin didactique, sa mise en scène lui conférait tout le sens indispensable à l’expérience voulue par son auteur. En d’autres termes, Kojima exprimait inutilement par les mots ce que ses images laissaient clairement transparaître. Dans Le chien du Tibet, il y a non seulement une abondance improbable de dialogues explicatifs, mais ils sont surtout déconnectés de tout traitement narratif et visuel. Toute information est rabâchée (parfois via le flashback d’une scène déjà vue au préalable) et des détails qui participent de la psychologie du personnage principal nous sont contés brusquement de manière à ce qu’un propos prenne forme. « Ils sont pareils », « comme chez nous les humains »… À l’image de l’enfant narrant sa jeunesse pour mieux la comparer au dogue qu’il finit par apprivoiser, Kojima nous tient la main en permanence pour nous emmener là où il le désire. À moins que tout ceci ne soit que le résultat d’une adaptation stricto sensu du bouquin, voire le meilleur que Kojima ait pu tirer de possibles différends artistiques avec le côté chinois.
Car il y a une certaine continuité thématique de Piano Forest au Chien du Tibet. On retrouve dans ce dernier cet aspect initiatique d’une enfance peu à l’aise avec son environnement (l’enfant obligé de suivre des cours de piano, celui qui doit s’adapter à son nouveau lieu de vie) et l’idée d’une découverte progressive de la dure réalité du monde. Et en ce sens, les ressorts comiques du film se révèlent cohérents. S’ils ont tout lieu de créer une distanciation vis-à-vis du sujet du fait de leur nullité (de la grand-mère au chiot, nous sommes dans un humour servant la soupe aux têtes blondes), au moins ont-ils le mérite d’ancrer celui-ci dans une forme d’insouciance et de préoccupations typiques de l’âge du héros (il se plaint de la nourriture ou d’un père un peu trop dur avec lui). Il ne manque qu’une intégration plus concrète à l’univers pour justifier pleinement son existence (la grand-mère ne sert à rien, en l’occurrence). L’humour apparaît en l’état aussi superficiel que hors de propos, car sans conséquence directe sur un jeune garçon qui ne semble jamais évoluer. Rarement impliqué dans l’action, il agit la plupart du temps en tant que témoin passif à qui l’on apprend tout. Il faut voir son père lui apprendre la notion d’honneur pendant qu’un combat à mort se déroule sous leurs yeux, dans une digression des plus risibles. Le seul personnage du chiot symbolise cette dichotomie flagrante entre faits et intentions, entre le niais et la brutalité, entre des potentielles exigences d’un producteur et la vision d’un réalisateur. Et de quoi prendre certains passages comme clins d’œil direct à ce conflit. Deux instants se font ainsi échos : dans les deux, des chiens se prennent un rocher en pleine gueule. Le chiot le subira dans une période d’amusement, quand il s’agira pour le dogue de l’aboutissement d’un sauvetage aussi héroïque que tragique.
Fantasmés ou non, en tout cas supposés, ces problèmes de production n’en restent pas moins hypothétiques, tout le contraire d’un scénario définissant aussi moyennement la personnalité de ses personnages que leur rôle au sein du récit (le père, apparaissant selon les besoins des auteurs). Dommage, tant Kojima met tout en œuvre pour satisfaire une orientation relativement naturaliste. Car s’il investit enfin pleinement le fantastique, son film fait la part belle à un souci du détail concourant à nous immerger au mieux dans les vallées tibétaines. Fort respect des traditions (jusqu’aux brigands, soumis au doyen des lieux), coutumes, habitudes vestimentaires ou nutritives, le réalisateur évoque en permanence le clivage urbanité / ruralité qui déstabilise tant son jeune personnage. Le tout ponctué de petites touches typiques de son cinéma, de son amour pour la musique et son pouvoir à l’onirisme qui l’accompagne (très jolie scène de flûte où d’intéressants partis-pris contribuent à figer le temps). Un quotidien plutôt bien rendu et qui renforce, sans ambages, le parallèle entre hommes et chiens qui sous-tend tout le film : reniement de leur condition, trahison envers le clan en faveur de l’amour ou domination progressive par une haine injustifiée (le brigand littéralement dévoré par le mal qu’il a nourri)…
À cela, Kojima s’y emploie par le biais d’une animation de qualité, souvent basée sur les images-clé mais toujours consciente du rôle qu’elle a à jouer dans le cadre d’une économie de mots, ce qui est toujours paradoxal vu l’état des dialogues. Il suffit de voir le sort réservé aux chiens, dont les mouvements et expressions se soucient peu d’un quelconque attachement fortuit à la réalité. Sans parler d’anthropomorphisme, loin de là, on retrouve dans ces dogues du Tibet des mimiques humaines promptes à évoquer, encore une fois, ce lien intime dressé avec leurs maîtres. Soit l’un des quelques rares éléments laissant à penser que Piano Forest était tout sauf un heureux accident de parcours. On attend le retour de Kojima sur un projet ambitieux apte à ne pas nous faire mentir.