Revu récemment le 6 juillet 2011 sur écran d'ordinateur mais surtout le 18 et le 20 mai 2014, en salle. Toute la grandeur du film ne m'est apparue d'ailleurs que sur grand écran... en projection publique.
On commence sur des orphelins, leur chant parvient jusqu'à la maison, comme une menace encore indéchiffrable, la menace qui pèse non sur le couple mais sur leurs enfants. La maison est d'ailleurs trop occupée à déménager. Nous sommes dans l'ordinaire, un certain réalisme, parfaitement chanté - si l'on peut dire - par la musique du jeu de Charles Vanel et Madeleine Renaud, aux prises avec des problèmes tout matériels et familiaux.
C'est une première chose assez rare d'ailleurs dans un film de cette époque, enclin aux pesanteurs tragiques ou romantiques, au symbolisme net: ici la menace est douce, elle restera menace et en ne se réalisant pas, ces orphelins qui passent dans la ville pourraient même retrouver leur statut d'événement simple, ne symbolisant rien d'autre, au mieux la présence d'une guerre et de ses conséquences - non dans le film lui-même, mais autour de lui. Le temps du tournage rentrerait ainsi dans la fiction par la porte de l'orphelinat...
Autre grande chose suffisamment rare : c'est l'intériorisation de tous les conflits à l'intérieur du couple. Une intériorisation qui en fait par moments un chant d'amour d'une simplicité assez étourdissante, et en avance sur son temps d'une génération.
L'amant est une passion dévorante pour le même objet : le ciel (et son moyen d'accès, l'avion). Il passe de l'un à l'autre, adultère 'adultes-air', pris par la passion du ciel à tour de rôle, une passion qui, partagée, dévore mais aussi amplifie le lien d'amour entre eux, le complète dans l'amitié, ne laissant plus de place au monde extérieur. Ils se suffisent à eux-mêmes : c'est d'une beauté confondante et ce, soulignée non seulement par la menace permanente de l'accident, mais celle aussi d'un monde extérieur qui n'aurait plus d'utilité, dont il se serait coupé totalement...
C'est cette ostracisation par la passion menée jusqu'au bout qui nourrit toute la tension phénomènale de la fin. Tension qui finira par se libérer et se déverser (s'apaiser sans doute) dans une foule en liesse, mais qui, quelques secondes auparavant (le temps du film) était prête à lapider Charles Vanel et sa famille... à lyncher ceux qui ont résister à l'ordre des choses... nous sommes en 1943 et Grémillon trouve le moyen parfait de dire une petite chose toute simple, essentielle, sans que cela ne soit perceptible aux imbéciles... C'est parfait et admirable. Le travail-famille-patrie est totalement chamboulé de l'intérieur par la puissance de résistance à l'ordre des choses, voire par la puissance de renversement de cet ordre contenue dans la ténacité de la passion !!
Autres choses admirables dramatiquement : la scène de l’hôtel à Marseille. Pierre imagine un instant Thérèse à la place de Lucienne Ivry qui vient de partir pour le record et qui leur a soufflé la vedette. Il s'efforce par son discours de voir à quel point ils sont chanceux d'avoir renoncé à une chose qui aurait pu les séparer; imaginant le pire, il adopte ce faisant le point de vue de ceux qui vont plus tard l’accuser. Tout est annoncé tel que cela n’aurait pas dû arriver et qui finit, pourrait-on dire, par forcer le passage à ce qui va arriver tout de même. Temps grammatical que seul le cinéma ou la tragédie connaît. Sauf que la tragédie annoncée n’aura pas lieu jusqu’au bout (mais permettra au passage la noirceur de l’avant dernière scène et d’entrevoir le pire) et c’est en cela que Le Ciel est à vous est encore plus « courageux », plus extraordinaire que la dramaturgie ordinaire qui fuit l’ordinaire. Un looping précis dans le moindre détail, dans lequel le moteur repart à la seconde près. Ne nous y trompons pas, c’est une résurrection dont nous sommes témoins, au-delà de la mort annoncée du sacrifice, du lynchage, de la punition morale (vichyssoise) d'avoir mis la passion individuelle (fut-elle masquée en passion familiale...) avant la foule ordonnée. Du très grand art, de la fine politique.
Pour mémoire :
Elle revient de Limoges, sans doute elle s’en veut d’avoir quitté sa famille pour un peu plus d’argent. Elle s’en veut et elle engueule tout le monde. Elle claque son fils, « ferme le piano » de sa fille et surprend son mari en flagrant délit d’air adulte. Justesse des sentiments, de la réaction. Elle ne retournera plus à Limoges, la ligne rouge de la passion est franchie. Ils le savent et l’ont compris. Ils n’ont pas besoin de plus d’argent mais de plus d’exaltation à partager à deux ; l’exaltation cherche encore sa nourriture.
Elle vient de donner son remède à son fils, l’avion est dans le garage dans le noir. Pierre (Charles Vanel) pense à s’en séparer. Sur la passerelle, le présence de l’avion interpelle Thérèse (Madeleine Renaud), elle allume la lumière. Il a senti que quelque chose s’est passé. Il n’ose y croire encore mais elle va combler son attente. Redonner feu aux moments exceptionnels qu’il a connu avec Guynemer, cette amitié entre hommes liée par un but et un défi communs qu’elle va lui offrir comme une cerise sur le gâteau de leur amour presque parfait.
Autres petites merveilles : la statue de Maulette : « blague » d’abord pour Maullette, puis silencieuse et muette, voire bâillonnée au conseil dès sa mort, puis « à l’oreille cassée ». Le vouvoiement du directeur de l’aéroclub de Villeneuve devant son héros.