ou « Aujourd’hui, maman est morte »


C’est l’histoire de Yegor, un vétérinaire qui vit et travaille dans un centre de formation de chiens de chasse, un centre se situant au milieu de nulle part, ou plus ou moins quelque part en Russie. Yegor travaille pour le gérant du centre, qui vit avec sa femme, sa fille et son enfant. Le compte est bon : ce sont les seuls habitants de cet endroit isolé - du moins, c’est ce que l’on voit - entouré d’une forêt vaste et sans fin sombrant constamment dans un brouillard léger et poétique. Parmi ces habitants, il y a les animaux du centre. Ce sont eux qui introduisent le film : d’abord, avec les chevreaux qui entrent en scène et réveillent le protagoniste, ensuite, un chien blessé qui sème la panique et se fait opérer par Yegor. Une scène qui nous laissera penser que l’histoire tournera autour des animaux. Mais non, ce ne sera pas un remake de « Hatchi », c’est bien l’histoire d’un homme tout aussi blessé que nous allons suivre durant les deux heures de film.


Le scénario a été écrit par la réalisatrice, Natalya Meshchaninova, et co-écrit par un autre cinéaste russe - Boris Khlebnikov. Ce n’est pas un hasard, car il faut rappeler leur travail commun sur le dernier film de Khlebnikov, « Arythmie », dont l’histoire tourne autour d’un ambulancier qui donne ses dernières forces au travail et élimine son stress grâce à l’alcool. Dans « Le Coeur du monde », Yegor est un vétérinaire qui sauve des animaux, et contrairement au protagoniste de « Arythmie », il a fui la maison de sa mère alcoolique et lui en veut jusqu’à refuser d’aller à son enterrement le jour de sa mort. L’histoire paraît donc simple : un homme s’en prend entièrement à la vie suite à ses blessures d’enfance. En réalité, et c’est là, où réside la force du scénario, il s’agit d’une histoire banale de personnages lambda, que l’on suit et que l’on a envie de suivre car il n’existe pas de vie simple, et c’est bien connu, chaque être humain cache en lui une flamme capable de tout brûler en un temps voulu. Yegor est un homme silencieux, gentil, il aime sa chienne blessée, ‘Belka’, et le petit-fils du gérant. Ce sont sans doute les moments durant lesquels il se sent le plus heureux : lorsqu’il est accompagné de l’innocence, de la beauté à l’état pur, de la pureté et de la simplicité du vivant, sans les complications de la vie qui l’accompagnent. Mais Yegor est aussi un antihéros. Il refoule la représentation de la jeunesse actuelle : il ne se mêle pas de la vie politique ni de la vie sociale, il est isolé du monde virtuel, et en plus, il fait fuir les ‘verts’, militants s’incrustant dans leur territoire afin de dénoncer les traitements dégradants envers les animaux. En outre, le film ne dévoile pas toute la vie du personnage. C’est à nous, spectateurs, de se construire un passé grâce aux éléments présentés à l’écran.


Il ne va pas sans rappeler l’état actuel de la vie politique russe : toujours entre l’affaire Serebrennikov et l’affaire Sentsov, lesquelles effraient et révoltent les artistes du pays, mais pas que, ce film ne prétend pas être un film engagé, ni politique. Cependant, et c’est là, la beauté du cinéma dans des régimes où la censure existe toujours, où il faut lire entre les lignes et en extraire la métaphore centrale. Car dans un monde, où la norme est de socialiser, de s’investir dans la vie sociale, le protagoniste choisit l’isolement et le refus total de coopérer avec l’extérieur. Le héros s’apparente à l’Étranger de Camus, mais un étranger révolu, dans une société renfermée, isolée, où il existe une norme qu’il faut absolument suivre, au risque de se faire dévorer. Alors, on accuse Yegor, mais on ne le juge pas, on ne lui en veut pas. Comment peut-on en vouloir à un homme qui a perdu toute confiance en l’humain, et qui s’en remet à l’animal ? Comment peut-on le juger si son premier ennemi, c’est le drone des militants ‘verts’ qu’il essaie éperdument de détruire ?


D’un point de vue cinématographique, le film présente une majorité de plans à l’épaule, sorte de cinéma-documentaire qui nous plonge directement dans la vie de cette ‘famille’ isolée. Il faut aussi souligner que Natalya Meschaninova commençait sa carrière avec des films documentaires, qui ne furent pas moins réussis. Outre les cadrages merveilleux, qui instaurent quelques fois un sentiment nostalgique, les couleurs du film restent plus ou moins neutres, à l’exception des vêtements des acteurs principaux qui, peut-être s’agit-il d’une simple question d’interprétation, en disaient plus sur eux que le film ne le racontait. Enfin, il n’est pas sans souligner l’absence de la musique, qui nous manque parfois, mais que l’on justifie en se rappelant d’un certain « Rosetta » des frères Dardenne. Certains plans fixes, longs, froids et vides d’humains, nous plongent dans une sorte de « déjà-vu » du cinéma russe, qui expriment cette même atmosphère régnant dans la réalité non seulement russe, mais également universelle.


« Le Coeur du monde », c’est la faiblesse et la force du cinéma réaliste : cela attriste un peu, ennuie quelques fois, mais marque profondément les esprits. Mais surtout, c’est un cinéma que l’on redemande, dans lequel chacun se retrouve, car chaque individu est le cœur, le noyau d’un monde, de notre monde, aussi froid et indifférent soit-il.

msayd
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le 18 déc. 2018

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