Le corbeau est un délateur mystérieux qui sème le doute et la méfiance dans un petit village au cœur de la France. Le docteur Rémy Germain, principale victime, est accusé d’adultère mais aussi de pratiques médicales illégales. Une enquête se lance dans le but de démasquer le corbeau et de libérer le village de cette situation inextricable.



Un scénario dangereux



J’ai ouï-dire que le présent métrage est entré dans l’Histoire du cinéma français non sans encombres. Le Corbeau a en effet fait scandale dès sa sortie et symbolise une des mésaventures majeures du cinéma Français des années 40. Tourné pour la continental, compagnie française régie par l’envahisseur allemand, le Corbeau est librement inspiré d’un fait réel nommé « l’affaire de Tulle ». Lors de cette affaire criminelle, des villageois sont les victimes d’un mystérieux anonymographe surnommé « l’œil du Tigre » dénonçant les faits et gestes du voisinage au point d’installer un climat de suspicion très puissant. Au terme de l’enquête et du procès, on inclura l’expression « corbeau » pour désigner l’auteur d’une lettre anonyme notamment à cause d’un journaliste qui fit une comparaison entre le style vestimentaire de l’accusée et l’allure d’un corbeau. Toutefois, ce n’est pas cet événement qui condamna le second film de Clouzot à la censure malgré un intérêt malsain de la presse nationale pour l’affaire.


A sa sortie en 1943, le film est attaqué de toutes parts et devient le sujet de toutes les polémiques. Par sa genèse, le corbeau fait grincer des dents en mettant en scène le zèle des français pour la délation, une attitude qui se pérennise à cause des valeurs autoritaires vichystes émises par Pétain. D’autre part, le cinéma est assimilé à une arme idéologique puissante et est donc soumis à un certain contrôle. La vocation du cinéma de Vichy est d’être le vecteur de certaines idées afin de participer à la collaboration même si la conséquence est d’occulter tout son intérêt artistique et son potentiel créatif. Il faut en permanence produire des films sains qui s’alignent sur la nouvelle devise du Maréchal Pétain : Travail, Famille, Patrie. Par son reflet du climat de peur et de sa métaphore de la collaboration massive, le film n’est définitivement pas conforme aux normes de cette triste époque et illustre alors tous ses enjeux politiques. Ironiquement, l’aspect dangereusement libre-penseur du présent métrage occasionnera un bannissement à la Libération et non durant l’Occupation.



Âmes sombres



Avec le corbeau, Clouzot cherche à émettre une critique à peine voilée sur la moralité humaine, lien évident avec l’attitude de ses compatriotes durant l’Occupation. A l’instar des lettres du corbeau dont le contenu se propage jusqu’à attiser effroi et paranoïa autour de soi. Au pays de la délation, l’humanité meurt et engendre des conséquences funestes. Chaque nouvelle lettre est à l’image de l’oiseau de mauvaise augure qui la signe par son style reconnaissable, elle annonce la prochaine vérité dérangeante (ou le prochain mensonge) et donc la prochaine mort véritable ou sociale, non par désire de justice mais par vengeance. Le prix du sang est versé rapidement par un suicide, justifiant ainsi l’étincelle métaphorique de la première lettre qui enflammera le reste du village.


Pourtant, le flou moral s’épaissit pour mettre en évidence l’omnipotence du diable qui se cache dans chaque personnage. A travers le pessimisme radical de Clouzot, le microcosme humain défile devant nous et illustre parfaitement la déraison de chacun. Une patiente du Docteur Germain joue les filles faciles dans le but d’obtenir un contact physique, une infirmière vole la morphine de malades nécessiteux, tandis que le Directeur de l’hôpital fait des attouchements à la fille de son intendant. Les membres du village subissent avec raison la critique sec et désenchantée de Clouzot octroyant parfois au corbeau un statut d’anti-héros qui égratigne l’image de personnes angéliques en apparence, mais qui dissimulent en réalité une vilaine défectuosité. C’est un garde noir de la vérité qui prouve une fois encore que tout finit inéluctablement par se savoir et qu’aucun méfait ne reste impuni. Un mal vengeur qui n’est rien d’autre que la somme des actes d’un village damné par le péché. Comme le souligne habilement la scène culte de l’ampoule, le bien vacille constamment et flanche en chacun de nous. Nous nous situons tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière, alors que la justice et l’injustice se confondent et se perdent.



La lie de l’humanité



A l’instar de sa précédente œuvre, le Corbeau est une représentation fidèle des procédés ancrés profondément dans la méthodologie de Clouzot. Une patte artistique reconnaissable entre mille qui nous plonge dans les délices permis par un sens inné pour le cinéma.


Par sa mise en scène voyeuriste et son regard clinique, le brouillage des frontières morales et humaines devient encore plus préoccupant dans ce petit village pourtant lambda en apparence. Le cinéaste fait de ce village un lieu clos détaché du reste du monde, et on constate alors la maitrise de Clouzot pour dépeindre de grandes ambivalences pour un lieu si restreint. Dans l’imbrication des relations des personnages tous se tiennent puis se déchirent, condition sine qua non pour que la collectivité fonctionne et donc que le suspense perdure. C’est une galerie de cas psychologiques variés que nous offre Clouzot, mais comme souvent la fourberie a la primauté des autres thèmes même si elle permet de côtoyer ceux de la mort. Des représentants du corps médical maltraitent les malades, plusieurs femmes ont des tendances sexuelles inavouables ou au minima dévorantes, un Directeur détourne des fonds, tandis que le receveur des postes est heureux de la hausse d’activité provoquée par les lettres du corbeau. Tous sont coupables et représentent la lie de l’humanité à cause de leurs actes néfastes de tous les jours. Une critique sociale acerbe qui dénonce sans épargner aucune classe.



Conclusion



Le second film de Henri-Georges Clouzot fut une cible mitraillée de toutes parts, aussi bien par les valeurs autoritaires vichystes que par la Résistance. La faute à un caractère trop libre-penseur et une représentation bien obscure de la population française empreinte d’une délation affolante. Le corbeau est en effet l’expression grossie d’une époque sombre où chacun médisait sur autrui dans un but malveillant. Une France qui n’a rien d’héroïque, une France de lâches, une France de délateurs. Voilà les principales raisons pour lesquelles le corbeau fut accusé de tous les maux autant sous l’Occupation que lors de la Libération.


Après l’interdiction puis la réhabilitation, l’œuvre de Clouzot eut l’occasion d’entrer dans l’Histoire du cinéma français grâce à sa puissance cinématographique. Détenteur d’un regard et d’un style ahurissants, la maitrise de l’enquête étale son suspense en nous amenant d’indices en indices et de suspects en suspects. Le tout en osant traiter frontalement des sujets aussi actuels que l’avortement, l’adultère, la drogue, l’emprise des instances politiques, mais aussi et surtout la moralité humaine.



Vous croyez que le bien c’est la lumière et l’ombre le mal…
Mais où est l’ombre ? La lumière ?
Où est la frontière du mal ?
Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ?
- Quelle littérature ! Je n’ai qu’à arrêter la lampe…
Arrêtez là !
[il prend l’ampoule dans ses mains ]
Vous vous êtes brûlé, vous voyez l’expérience est concluante…


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le 8 déc. 2020

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