Anonyme housse
C'est difficile de faire la critique d'un chef-d'oeuvre reconnu, d'ailleurs ça se voit, je prends mon temps, après Laura qui patientait depuis dix jours, voici la merveille de Clouzot que j'ai...
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le 17 févr. 2012
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[SanFelice révise ses classiques, opus 28 : https://www.senscritique.com/liste/San_Felice_revise_ses_classiques/504379/page-2#page-1/ ]
Après le succès de L'Assassin habite au 21, qui a pris des allures de petite comédie policière (mais qui cache bien son jeu, car c'est loin d'être aussi léger que ce qu'il paraît), Clouzot revient avec Le Corbeau. Et, au-delà d'une interprétation impeccable et d'un scénario très réussi, le réalisateur prouve qu'il maîtrise la mise en scène avec une maestria rare. Cadrages, mouvements de caméra, jeux d'ombres et de lumières, tout est absolument exceptionnel, d'autant plus que les effets ne sont jamais gratuits : ils contribuent tous à planter une ambiance et à renforcer un scénario déjà fort sombre.
Ce scénario nous raconte, on le sait, l'histoire d'une petite ville, sous-préfecture quelconque, « ici ou ailleurs », dont les habitants sont victimes de lettres de dénonciations anonymes. Le premier réflexe qui s'impose, c'est que tout le monde suspecte tout le monde, et inversement. Dès la scène d'ouverture, les rumeurs circulent, quand deux petites vieilles s'amusent à dire que le père supposé de l'enfant mort n'est pas forcément son géniteur...
Et le cinéaste va se plaire à filmer ces messes basses, ces on-dits que l'on voit presque circuler. Mieux encore : sa caméra va mimer les indiscrétions des personnages. La mise en scène insiste sur les ouvertures et fermetures, les portes, les fenêtres, etc. Dès le plan d'ouverture, on découvre le village à travers une fenêtre, comme si on l'espionnait déjà. Et tout au long du film vont se multiplier ces plans pris à travers des portes, des fenêtres, le guichet de la poste, une serrure, etc. Tout le monde espionne les villageois. Y compris nous, et c'est là la grande force de la réalisation de Clouzot : nous mettre, nous spectateurs, directement au cœur du processus. A travers ce cinéma, qui est un art du voyeurisme par excellence, à travers cette caméra qui s'infiltre partout et pour laquelle rien n'est fermé, il nous met en situation d'espionnage. Nous ne vallons guère mieux que ce corbeau ; nous sommes lui, même : lors du défilé d'un enterrement, la caméra se met carrément à la place d'une lettre anonyme posée par terre sur le parcours.
De même, Clouzot sait parfaitement créer un suspense sur l'identité du corbeau en jouant sur les apparitions des personnages. Les différents personnages du film ne se contentent pas d'arriver à l'écran, ils y apparaissent presque par magie. Ils ne semblent pas là puis, d'un coup, on aperçoit leur présence. Du coup, les questions se posent inévitablement : depuis combien de temps sont-ils là ? Qu'ont-ils vu ? Entendu ? Certains se cachent même : le docteur Vorzet derrière son journal (comme l'archétype de l'espion) ou Germain derrière son rideau... Ce jeu sur les apparitions de personnages contribuent fortement à l'instauration d'une ambiance pesante et d'une suspicion généralisée.
Les accusations sont celles que l'on a habituellement dans ce genre de cas : maris cocus, détournements d'argent, etc. Avec une victime qui concentre la majorité des attaques du corbeau, le mystérieux docteur Germain (Pierre Fresnay, sec et rigide, l'exact opposé du rôle joyeux et agréable qu'il jouait dans le premier film de Clouzot). Personnage sombre et énigmatique, il a tout pour attirer la haine contre lui : on ne sait rien de son passé, il est séduisant mais peu sociable, talentueux et efficace donc susceptible d'attirer la jalousie, etc.
A ses côtés, Ginette Leclerc joue merveilleusement bien l'équivalent d'une femme fatale, toute en séduction et en fragilité.
Le Corbeau ne se contente pas d'être un formidable suspense. La vision très noire du genre humain, qui sera une des caractéristiques du cinéma de Clouzot, s'y affirme avec force. Outre le thème de la culpabilité (tout le monde est coupable de quelque chose) et de la jalousie malsaine, le film montre comment une foule peut être amenée à un haut niveau de folie haineuse. Comment la jalousie, les frustrations, les petites haines ordinaires peuvent être transformées en un violent mouvement de masse si elles sont dirigées correctement. Comment les démagos peuvent manipuler des foules en les tenant par leurs haines.
C'est alors la quête d'une victime expiatoire et, à terme, la destruction de toute forme sociale. « Campagne d'assainissement », dira le corbeau. On reconnaît bien là le discours de tous les démagos haineux jouant sur les craintes et les frustrations. Discours appuyé sur un relativisme moral qui tendrai à nous faire croire que tout est possible, que rien n'est interdit, que la frontière entre Bien et Mal n'est qu'une vue de l'esprit. « Toutes les valeurs morales sont corrompues ». On songe, bien entendu, au discours que tiendra, quelques années plus tard, le personnage d'Orson Welles dans Le Troisième Homme. Et si, à cela, on ajoute la responsabilité d'une administration incompétente, on obtient un film hautement politique, toujours terriblement d'actualité de nos jours. Les idiots qui ont géré la France à la Libération ont cru y voir un film collabo, alors qu'il s'agit simplement d'un constat terrifiant : une société apparemment stable contient toujours en elle-même les germes qui la feront couler, en un rien de temps, dans le totalitarisme.
En cela, Le Corbeau n'est pas seulement un chef d’œuvre, mais l'un des films les plus importants du cinéma français.
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Créée
le 12 févr. 2017
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