Un tourbillon de haine et de délation souffle sur la ville

Mon titre est un verbatim du film et en résume bien le sujet. Le Corbeau est le meilleur des longs métrages produits par la Continental pendant l'Occupation. Tourné dans des temps très sombres, il ne montre pas l'humanité sous son meilleur jour. Cela faisait des années que j'avais envie de le voir, mais je n'en avais jamais eu l'occasion. Le confinement n'a pas que des mauvais côtés. Même si l'écran de mon ordi ne vaut évidemment pas celui d'une salle de cinéma dite d'art et d'essai, j'ai quand même pris un vrai plaisir à découvrir le film de Clouzot. L'intrigue de l'histoire et sa progression dramatique en sont très astucieusement pensées. Elles nous maintiennent dans le doute (sur l'identité du "corbeau) jusqu'aux tout derniers plans, même si quelques très légères incohérences ou invraisemblances sont utilisées à cette fin (mais ça, je ne me le suis dit qu'après coup et en y réfléchissant bien). Donc, un scénario de Louis Chavance remarquable et qui n'a rien à envier à ceux de Boileau-Narcejac.
Un casting sans faille : il n'y a quasiment que d'excellents acteurs pour jouer les premiers et seconds rôles. Dans l'impossibilité de les détailler tous, je n'en citerai qu'un / une : Ginette Leclerc. Dans le rôle de la nympho boiteuse, elle est proprement stupéfiante, à la fois sensuelle, provocante, vénéneuse, déterminée jusqu'à la violence, affamée... et avec de faux airs de Jeanne Moreau. Elle a purgé un an de prison à la Libération, ensuite on ne l'a plus jamais vue dans un grand rôle à l'écran. Dommage.
Les dialogues, impeccablement servis par les interprètes du film, sont signés Chavance et Clouzot et impressionnent plus de soixante-dix ans après avoir été écrits.
Je n'ai pas le bagage technique suffisant pour rendre compte du formidable travail de Clouzot à la réalisation. Je me contenterai de l'illustrer par deux moments d'anthologie du film : 1. celui où la soeur infirmière Marie Corbin (Héléna Manson) s'enfuit, les deux ailes de sa coiffe noire flottant derrière elle, le long des rues de Saint-Robin (lieu où se déroule le drame), poursuivie par les hurlements haineux de la foule, prise d'hystérie collective, qui sans preuves l'accuse d'être l'auteure des missives empoisonnées que le mystérieux et sinistre corbeau ("oiseau de sang", oiseau de malheur) fait pleuvoir sur les foyers de la petite ville ; 2. l'affrontement verbal entre les deux docteurs Germain et Vorzet (Pierre Fresnay / Pierre Larquey), tandis qu'entre eux se balance au bout de son fil l'ampoule électrique qui les plonge alternativement dans l'ombre et la lumière ("Où est la limite entre le bien et le mal ?", "Toutes les valeurs morales sont plus ou moins corrompues", "Vous êtes atteint comme les autres"...), scène mythique qui a fait définitivement entrer le film parmi les chefs d'oeuvre du septième art.


Jalousie, haine, délation, calomnie ; plaisir de rabaisser autrui en le salissant ; rivalités, couples mal assortis, tragédie d'aimer au-dessus de ses moyens ; faim sexuelle inassouvie ou insatiable ; esprit de vengeance qui va jusqu'au crime... Effectivement, Le Corbeau donne une vision très noire de l'âme humaine. Il m'a, de plus, semblé y déceler comme une dénonciation du prestige et pouvoir grandissants du médecin dans nos sociétés modernes. Dieu recule. La Science avance, et avec elle, celui qui l'incarne le mieux : le médecin. Pour le meilleur. Et pour le pire ?
Conclusion. Hitchcock a été beaucoup plus prolifique, mais dans ses meilleurs films (Le Corbeau, Les Diaboliques, Quai des Orfèvres), Clouzot l'égale largement.

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le 14 avr. 2020

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Fleming

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