Eisenstein n’a que 26 ans et un seul film au compteur (« La Grève » sorti quelques mois auparavant) quand il est contacté par la commission d’Etat soviétique chargée des commémorations pour célébrer le vingtième anniversaire de la révolution manquée de 1905. Autant dire que le projet tenait de la gageure ! A tel point que le premier scénario élaboré avec Nina Agadjanova (« Monographie d’une époque ») dût être raccourcis face aux délais courtauds (4 mois, livraison comprise), peu enclins à favoriser les sorties nocturnes ou la fumisterie calibrée. Bref, le jeune cinéaste fit fissa le choix judicieux de n’en conserver qu’un épisode, hautement « symbolique » : la mutinerie des matelots du Potemkine, près du port d’Odessa, le 27 juin 1905.

Et le résultat fût à la hauteur ! Considéré à juste titre comme l’étendard ultime du film propagandiste, Le Cuirassé Potemkine permet d’apprécier la densité visuelle d’Eisenstein qui laisse son génie du montage (dont il fût l’un des plus grands théoriciens comme en témoignent ses écrits et les retranscriptions de ses cours) parcourir la colonne vertébrale du film. Les cinéphiles n’ont d’ailleurs pas longtemps hésités à littéralement iconifier le film, principalement pour son quatrième acte, d’une violence visuelle inouïe pour l’époque et accessoirement l’une des scènes les plus fameuses du septième art : la descente par un landau des interminables escaliers d’Odessa tandis que les cosaques tirent sur la foule. Modernité, vitesse, effets foudroyants et jamais gratuits. Autant de feux d’artifices dispensés par un Eisenstein faisant l’apologie de la révolution Russe tout en s’appropriant, en digérant et en réinventant avec une efficacité jusque-là inégalée le style grand spectacle « hollywoodien ». Cette séquence sera d’ailleurs maintes fois citée depuis : de « Guerre et Amour » (Woody Allen, 1975) à « Brazil » (Terry Gilliam, 1984) jusque dans son utilisation la plus baroque lors de la fameuse scène de la gare de Chicago des « Incorruptibles » (Brian de Palma, 1987). Pour l’anecdote, c’est le chef opérateur Edouard Tissé qui aurait eu l’idée de placer la caméra sur un chariot mobile le long de l’escalier monumental d’Odessa, créant ainsi l’ancêtre de la Dolly (caméra montée sur roue).

Au final, Eisenstein, aussi jeune fût-il, parvint à garder le cap et livra son film en temps et en heure : doux euphémisme. C’est en effet pendant l’entracte, lors de la première projection du film au Bolchoï, qu’il en termina le montage… juste avant la dernière bobine ! Narration resserrée (d’où seront retirés des intertitres reprenant des discours de Trotsky, dégagé entre temps du panthéon officiel du communisme), symbolisme exacerbé (gros plans extraordinaires), peu d’individualités ressortent de cette histoire passionnelle. Un scénario simple et percutant (cinq parties seulement) où tout va dans le sens de l’impact, comme aspiré par un trou noir. C’est la naissance de ce qui sera appelé le « cinéma-poing », porté par l’enchaînement des images, du rythme, des couleurs. Opposé au « cinéma-œil », ce nouveau cinéma s’avérera surtout un véritable coup de poing dans la gueule des spectateurs.
AmarokMag
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le 15 déc. 2012

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