Pour cette 72e édition du Festival de Cannes, la Quinzaine des Réalisateurs s’ouvrait ce mercredi 15 mai sur un film français relativement attendu, à savoir Le Daim, septième long-métrage de Quentin Dupieux. Un réalisateur particulièrement apprécié des cinéphiles pour son univers méta et son humour absurde unique, et qui renoue, après Au poste ! l’an dernier, avec une comédie rocambolesque dans la veine de son excellentissime Réalité.
Le cinéma de Quentin Dupieux occupe une place à part dans le paysage français actuel. Ses films sont étranges, déstructurés, éminemment absurdes et ont connu le succès au près du grand public par leur propension à se jouer des codes du cinéma pour mieux perdre un spectateur qui se fait volontiers cobaye de ses expérimentations. Si Au poste ! pouvait laisser un goût d’inachevé malgré l’assurance d’un bon moment de comédie, Le Daim replongera immédiatement l’amateur de Dupieux dans les déambulations irrationnelles de Réalité, film avec qui ce dernier né partage plusieurs thématiques et la même volonté de « scénariser » l’absurde. Dans Le Daim, Georges, le protagoniste incarné par Jean Dujardin, est un solitaire un peu schizophrène qui voue un culte aux vêtements « 100 % daim », jusqu’à nouer un véritable dialogue avec sa veste à franges tout droit sortie d’un western de John Wayne. Le principe du film est simple : sa veste désire être la seule veste restante sur terre, et Georges rêve en même temps d’être la seule personne à en porter. Mais comment réaliser un objectif aussi impensable ? Comment éradiquer toutes les vestes sur terre, voire pire, tous les porteurs et les porteuses de veste au monde ? C’est là que George devra faire preuve d’inventivité, mais surtout d’une bonne dose d’absurde.
Dès la scène d’introduction, la filiation avec le cinéma de Quentin Dupieux ne fait aucun doute : une situation improbable autour d’une voiture, avec des dialogues tout aussi insensés. Générique. Le film commence, avec une photographie aussi pâle que pouvait l’être celle de Réalité ou de Wrong, pour ne citer qu’eux. La pureté de l’image, la netteté du grain contrastent immédiatement avec les bruitages sonores intempestifs et le flou scénaristique dans lequel le cinéaste nous plonge d’entrée. Heureusement, Le Daim est avant tout un film à histoire, une œuvre qui ne fait pas de l’absurde une fin en soi – critique que l’on pourrait par ailleurs adresser à certains longs-métrages de Dupieux – mais un moteur « cohérent » à l’enchaînement des péripéties. L’idée n’est pas ici de s’adonner à un simple exercice de style, ni à une succession de twists scénaristiques qui retournent le cerveau du spectateur plus qu’il ne l’était déjà ; l’idée est de raconter quelque chose, d’absurde certes, mais avec la plus grande clarté possible. Et en cela, Le Daim est déjà réjouissant et réussi. Pas une seule fois le spectateur n’est laissé au bord de la route ; il est au contraire invité à suivre les aventures de Georges par la mise en place d’une véritable relation avec lui.
Pour s’en assurer, Quentin Dupieux donne les clés du camion à Jean Dujardin, qui incarne un rôle qui lui sied à merveille et qui possède sans doute quelques accents autobiographiques (pour Dujardin comme pour Dupieux, finalement) : la paranoïa de la célébrité – Georges pense que les gens autour ne parlent que de lui ou de sa veste –, la mégalomanie – il instrumentalise les personnages qu’il rencontre pour arriver à ses fins égoïstes –, tout comme le sentiment d’être perdu au milieu d’une usine cinématographique aux innombrables professions et spécialisations – il se prétend metteur en scène mais, au fond, n’y connaît pas grand-chose au métier de tous les gens qui sont censés l’entourer. Totalement habité, Dujardin crève l’écran de par son charisme de quinquagénaire dépassé par son époque (il semble découvrir l’existence du caméscope) et son détachement émotionnel absolu (il manipule, trompe voire assassine son prochain sans aucun scrupule). Et pour l’accompagner, Adèle Haenel est tout aussi habitée par son rôle de jeune femme lambda qui se révèle de plus en plus folle au fil des scènes.
De manière générale, les personnages de Quentin Dupieux sont toujours plus ou moins détraqués psychologiquement, mais ce duo Georges-Denise bat peut-être des records. Et pourtant, leur relation est suffisamment bien écrite et développée progressivement pour qu’ils ne passent pas pour de simples hurluberlus, mais qu’au contraire leur folie commune devienne la « norme » derrière laquelle le spectateur se range sans sourciller. Un peu comme le personnage d’Alain Chabat dans Réalité, Georges est un type qui se voit confier une mission qui devient rapidement existentielle : enregistrer le meilleur gémissement dans Réalité, devenir le seul porteur de veste dans Le Daim. Un peu à la manière du pneu de Rubber la veste en daim devient ici un personnage à part entière, l’instigatrice des méfaits que commettra Georges pour répondre à ses désirs, l’objet de culte ultime qui polarisera petit à petit toute l’attention des personnages, du spectateur, ainsi que de la caméra qui la filmera de plus en plus indépendamment, entité vivante à part entière, relique sacrée occupant le centre du cadre quitte à en chasser son porteur par instants. Dupieux aime malmener ses personnages, et il le fait encore mieux lorsqu’il s’agit de les faire esclaves d’objets du quotidien à travers lesquels s’expriment leur folie et leur aliénation.
D’un point de vue purement technique, Le Daim est donc d’une maîtrise imparable. Si les cadrages sont exquis, le montage sert quant à lui parfaitement l’humour et le récit, en alternant entre des séquences plutôt lentes en plans larges (l’arrivée de la voiture, au début), des discussions vives en quasi gros plans (dans le bar ou dans la chambre d’hôtel), ainsi qu’un comique de répétition savoureux dont les cuts ultra rapides rappelleront à certains le travail de Doug Liman sur Edge of Tomorrow (l’enchaînement des assassinats ici, l’enchaînement des morts et des éternels recommencements là-bas). Par ailleurs, autre idée géniale, le fait de procéder à tous ces meurtres ou tromperies par ellipses : on s’apprête à voir Georges passer à l’action, puis l’on ne découvre la teneur de la séquence que lorsque Denise visionne les rushs sur son appareil de montage : un procédé qui génère un rire immédiat lorsque le spectateur se sent lésé de ne pas voir George aller au bout de son méfait, puis un rire redoublé lorsqu’il redécouvre la scène à travers les yeux fascinés d’une Denise qui devrait au contraire être horrifiée. D’une intelligence exemplaire.
Le Daim n’est peut-être pas une œuvre 100 % daim, dans la mesure où il lui manque sans doute un supplément d’âme ou quelques morceaux de bravoure supplémentaires pour devenir une claque cinématographique instantanée. Mais c’est avant tout un film 100 % Quentin Dupieux, qui continue d’explorer la mise en abîme du cinéma à travers une nouvelle histoire de « film dans le film », d’interroger le rapport aliénant aux images, sans oublier de piquer un public trop focalisé sur la rationalisation et les surinterprétations des films plutôt que de les apprécier pour eux-mêmes. Jamais caricatural, toujours juste dans le dosage de l’absurde, et surtout jouissif à de nombreuses reprises, Le Daim ouvre la Quinzaine des Réalisateurs édition 2019 d’une bien belle manière. Les foules mobilisées sur la croisette ne trompent pas, et les discussions qui suivent la projection sont souvent des plus enthousiastes. Un film qui fera très certainement beaucoup parler, fonctionnant immédiatement sur le spectateur qui n’a qu’une seule envie en sortant de la salle : y retourner – ou bien demander à sa veste ce qu’elle en a pensé.
[Article cannois pour Le Mag du Ciné]