L’absurde de Dupieux a explosé, dès son premier film, comme l’affirmation d’une liberté aux potentialités illimitées : par les transgressions narratives, par l’absurde de motifs tombés de nulle part, il a investi le champ d’un cinéma de niche dans lequel il s’est payé le luxe de tout faire (réalisation, écriture, photo, montage) pour un résultat toujours fascinant.
Et pourtant : l’épilogue d’Au Poste, son précédent film, devait moins son étrangeté à la manière fracassante dont un décor s’effondre pour révéler la fiction, qu’au petit goût d’un automatisme d’écriture qui commençait à poindre.
Les premières images du Daim pouvaient confirmer ces craintes : un objet doté d’une conscience, une caméra pour la mise en abyme, la photo laiteuse habituelle, la recette semblait convenue. Mais s’il nous embarque en terrain connu, Dupieux a saisi les risques de la redite, et livre ici une nouvelle modulation sur la partition d’un cinéma qui n’appartient définitivement qu’à lui.
Virée vers l’impasse de l’aliénation, Le Daim offre une singularité que le réalisateur a lui-même parfaitement résumée : alors que ses films sont généralement fous, celui-ci est sur un fou. Dujardin, fantastique, expérimente le délestage (son argent, sa femme, son foyer), la réclusion pour faire émerger une nouvelle personnalité qui va combiner une névrose (cette obsession pour une veste en daim) aux sublimations trompeuses de la création. Car cette caméra qu’on lui met dans les mains « en bonus » a évidemment tout d’un leurre, et ce sont les personnages autour de lui qui le poussent à la prendre au sérieux : le vendeur du blouson, la candidate au porno ou la monteuse désœuvrée, (Adèle Haenel, parfaite dans un rôle qui semble avoir été écrit pour elle), voire les candidats nécessiteux aux castings sont les complices inconscients d’une descente dans les (mises en) abymes de la folie.
Le cinéma de Dupieux a toujours fonctionné grâce à une distance, que Dujardin reprend admirablement à son compte dans un jeu qui combine la puissance physique d’une présence vibrante et le grain dissonant d’une conscience enrayée. L’intrigue procède ainsi par étapes qui s’enchainent avec une certaine logique, et l’alter ego de la monteuse vient consolider ce qui s’apparentait à un délire sans lendemain. La manière dont ce personnage prend progressivement de l’ascendant sur le « réalisateur » en herbe participe de ce dérapage contrôlé, d’autant qu’elle est censée redonner du sens à des rushes qui en sont dénués. Sa déclaration à propos de son travail sur le remontage chronologique de Pulp Fiction, en plus d’être hilarante, donne bien des pistes sur la façon dont elle va avaliser et encourager les délires d’un homme qui aurait surtout dû rester seul, pour finir à l’image de cet autre et fugace double qui finit par se faire sauter le caisson avec son alliance au doigt. Denise ajoute du sens (voir son interprétation on ne peut plus foireuse sur le blouson comme « coquille face au monde ») et accepte tout, se délaissant elle aussi de son argent pour rentrer dans un non-sens qui donne un sens à son existence.
Tout est là : montrer comment l’esprit rationalise et concrétise les hurlements de la solitude, jusqu’à parler à la place de son blouson et formuler une quête, aussi absurde soit-elle. Le rapport au blouson est de ce fait particulièrement riche, puisqu’il parle à la place de son interlocuteur, allant jusqu’à s’interrompre ou se réveiller pendant son propre sommeil. On est loin du fantastique irrationnel de Rubber, puisque tout peut se résumer à la folie d’un homme.
Mais cette angoisse propre à l’aliénation reste sous le coup d’une autre distance, celle de l’humour, autre ingrédient attendu du cinéma de Dupieux. Sur ce terrain aussi, le scénariste fait montre d’une certaine modestie, délaissant l’absurde flamboyant au profit d’un personnage que n’auraient pas renié les jeunes Dewaere ou Depardieu (on remarquera d’ailleurs l’esthétique très 70’s qui nimbe le récit) et qui doit à sa façon d’investir l’espace et la progression du récit les plus grands éclats de rire. Bien entendu, la dérive vers le slasher comporte son lot d’humour noir salvateur (et inscrit le film dans un genre qui le minorise un peu par rapport à la grande beauté malade de Réalité), mais là aussi, le jeu entre le grand guignol (l’affutage savoureux de la pale de ventilateur, par exemple) et la froideur d’exécution, que ce soit par le cinéaste ou la réception de sa désormais productrice génère un savant mélange, jusqu’à cette superbe scène finale où l’inattendu ne proviendra pas d’où on l’attend.
Le Daim doit aussi sa réussite à un ingrédient tout sauf secret de Dupieux, sa durée : 1h17, qui pourrait donner le signe d’une paresse, mais qui atteste au contraire d’une lucidité supplémentaire quant à l’efficacité d’un récit nerveux, intense, à l’os ; un parti pris supplémentaire d’un cinéaste en pleine possession de ses moyens, et qui délaisse en outre avec une grande intelligence la facilité de l’absurdité totale pour mener à bien son projet : contempler, bien en face, un homme au regard clivé.