Comment expliquer le miracle d'un film? Comment penser que ce vaudeville réalisé par Mark Sandrich à la RKO, daté de 1935, si suprêmement léger et si merveilleusement irréaliste puisse enchanter à ce point-là? Les mystères du cinéma sont parfois trop compliqués et en même temps trop évidents pour trouver une réponse développée. Disons seulement que ce film est magique parce qu'il est magique: qu'il donne une idée de la pureté du cinéma de jadis, sans prise de tête mais une magique évidence devant laquelle toute critique mesquine fond en deux secondes, terrassée par le simple bonheur optimiste de partir un temps dans un autre monde où tout devient possible. Or, après tout, n'est-ce pas le rôle premier de tout art?..
Top Hat se présente comme ceci: un célèbre danseur en tournée en Angleterre avec son manager (qui est aussi son ami) tombe amoureux d'un top model qui est elle-même l'amie de la femme du manager. Suite à un malentendu (elle croit qu'il est en fait le mari de son amie), leur idylle tourne court et le manager, qui croit à un complot contre son ami, diligente son majordome pour espionner la jeune femme laquelle part à Venise retrouver la femme du manager. Or celle-ci attend justement son mari et le danseur (qu'elle connaît depuis longtemps), qu'elle a bien l'intention de lui présenter, sentant que ça pourrait "coller"; et tout ce petit monde va se retrouver dans un maelström de quiproquos qui déboucheront forcément sur une issue jubilatoire...
Un métier de scène, un vaudeville, la RKO, les années '30: tout est réuni pour donner un genre, un acteur, un duo... Nous sommes en-effet dans le premier âge d'or de la comédie musicale, et la RKO a ce qui se fait de mieux au monde dans le genre: Fred Astaire. Ce n'est pas sa première ni sa dernière association avec Ginger Rogers, mais peut-être sa plus connue et sa plus typique. On sait aujourd'hui que ce couple inséparable à l'écran se détestait cordialement dans la vie, et l'attitude de Ginger Rogers pendant le maccarthysme a de quoi faire vomir, mais là n'est pas le sujet, là n'est pas le propos: ici nous avons une bombe de charme associée et donnant la réplique à la définition par-excellence de la Classe, probablement le meilleur danseur qu'Hollywood ait jamais vu... Avec Fred Astaire on ne sait jamais à quel moment s'arrête le pas naturel et où commence la chorégraphie, de même qu'on ne sait pas où finit la naïveté et où commence l'ironie: avec lui tout est mêlé, tout est harmonie, tout est élégance. Aussi, étrangement, les décors totalement irréalistes, où nous voyons parfaitement qu'il s'agit d'une reconstitution en studio, collent-ils à merveille à l'ensemble: Venise devient une scène magique destinée aux danseurs...et aux comiques. Car dans Top Hat les gags sont nombreux et "appuyés": ils frétillent de classe mais n'épargnent personne...et certainement pas la haute société, dépeinte dans toute sa suffisance et ses clichés. Dialogues de sourds, quiproquos permanents, répliques qui "tuent": nous sommes dans une pure merveille comique et quand nous en arrivons à l'intimité des sentiments ou juste à leur évocation un tantinet sincère la danse et les chansons reprennent le dessus. Ca a l'air simple. Ca l'est. Mais le dosage est tellement parfait qu'il donne à chaque fois envie de danser, envie de rire, envie d'être heureux...
Top Hat est un film qui justifie pleinement son titre de "comédie musicale". Il est l'image d'une certaine idée du cinéma, d'une certaine idée de la classe et de la simplicité: il est LE film de Fred et Ginger, et ses airs sont encore aujourd'hui inscrits dans l'inconscient collectif. On cherche encore aujourd'hui le digne successeur de Fred Astaire. En vain...